LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Alexandre Pouchkine
(Пушкин Александр Сергеевич)
1799 — 1837
DOUBROVSKI
OU
LE BRIGAND GENTILHOMME
(Дубровский)
1841
(Posthume ; écrit en 1832-1833)
Traduction de Maurice Quais, Paris,
Guyot, 1902.
TABLE
Il y a quelques années vivait, dans une de ses propriétés, un vieux propriétaire russe nommé Cyrille Pétrovitch Troiékourof. Sa richesse, la célébrité de sa famille et ses relations lui donnaient une grande influence dans la province où se trouvait sa propriété. Gâté par tous ceux qui l’entouraient, il était habitué à donner pleine liberté à toute la fougue de son caractère emporté et à toutes les fantaisies de son esprit assez borné.
Ses voisins s’efforçaient de satisfaire le moindre de ses désirs ; les employés de la province tremblaient à son nom. Cyrille Pétrovitch acceptait toutes les marques de servilité comme un tribut qui lui était dû.
Sa maison était toujours pleine d’invités prêts à occuper son oisiveté, en partageant ses délassements bruyants et quelquefois ses réjouissances turbulentes. Personne n’osait refuser ses invitations ou ne pas se présenter certains jours, avec le respect dû, au village de Pokrovski. Cyrille Pétrovitch était très hospitalier et, malgré ses forces physiques extraordinaires, deux fois par semaine, il souffrait d’une indigestion et, chaque soir, il avait son petit plumet.
Les occupations habituelles de Troiékourof consistaient en voyages dans les environs de ses propriétés, en longs festins et en fredaines, chaque jour nouvelles, dont la victime était ordinairement quelque nouvelle connaissance, bien que les anciens amis ne les évitassent pas toujours, à l’exception d’un seul, André Gavrilovitch Doubrovski.
Ce Doubrovski, lieutenant de la garde en retraite, était son plus proche voisin et avait soixante-dix serfs. Troiékourof, arrogant dans ses rapports avec les gens de la plus haute condition, estimait Doubrovski, malgré sa modeste fortune. Ils avaient été autrefois camarades au régiment et Troiékourof savait par expérience l’impatience et la rigueur de son caractère. La fameuse année 1762 les sépara pour longtemps. Troiékourof, parent de la princesse Dachekova, monta en faveur ; Doubrovski, avec sa fortune délabrée, fut obligé de prendre sa retraite et de se fixer dans le village qui lui restait. Cyrille Pétrovitch, en apprenant cela, lui proposa son influence, mais Doubrovski le remercia et resta pauvre et indépendant. Quelques années plus tard, Troiékourof, général en chef en retraite, arriva dans sa propriété ; ils se retrouvèrent et furent réjouis l’un de l’autre. Depuis lors, ils étaient ensemble chaque jour et Cyrille Pétrovitch, qui n’avait jamais fait l’honneur d’une visite à personne, arrivait sans invitation, simplement, dans la petite maison de son vieil ami.
Ils avaient eu tous deux le même sort ; tous deux s’étaient mariés par amour, tous deux étaient devenus veufs de bonne heure et chacun était resté avec un enfant. Le fils de Doubrovski était élevé à Pétersbourg, la fille de Cyrille Pétrovitch grandissait sous les yeux de son père et Troiékourof disait souvent à Doubrovski : « Écoute, mon ami, André Gavrilovitch, quand Valodka[1] sera casé, je lui donnerai la main de Macha[2] bien qu’il soit pauvre comme les pierres. »
André Gavrilovitch branlait la tête et répondait ordinairement : « Non, Cyrille Pétrovitch, mon Valodka n’est pas un fiancé pour Marie Kirilovna. Pour un pauvre gentilhomme comme lui, il vaut mieux qu’il épouse une pauvre noble, mais qu’il soit le maître chez lui, plutôt que de devenir l’employé d’une femme gâtée. »
Tous enviaient l’entente qui régnait entre l’arrogant Troiékourof et son voisin pauvre et s’étonnaient de l’audace de ce dernier quand, à table, chez Cyrille Pétrovitch, il disait franchement son opinion, sans s’occuper si elle était contraire à celle de son hôte. Quelques-uns auraient voulu essayer de l’imiter et de sortir des limites de l’obéissance due, mais Cyrille Pétrovitch les effrayait tant que, pour toujours, il leur avait enlevé l’envie d’une semblable tentative et Doubrovski était resté le seul hors la loi. Une occasion inattendue désorganisa et changea tout.
Un jour, au commencement de l’automne, Cyrille Pétrovitch se proposait de faire une partie de chasse. La veille, il avait donné l’ordre aux piqueurs et aux palefreniers d’être prêts à cinq heures du matin. La tente et la cuisine avaient été envoyées à l’avance à l’endroit où Cyrille Pétrovitch devait dîner. Le maître de la maison et les invités allèrent dans le chenil où plus de cinq cents chiens courants et lévriers vivaient dans l’abondance et au chaud, célébrant la générosité de Cyrille Pétrovitch dans leur langage de chien. Il y avait là, pour les chiens malades, un hôpital sous la surveillance d’un médecin, Timocheki et une division spéciale où les chiennes mettaient bas et nourrissaient leurs petits. Cyrille Pétrovitch s’enorgueillissait de ce magnifique établissement et jamais ne manquait l’occasion de s’en vanter devant ses hôtes, et chacun d’eux le visitait déjà au moins pour la vingtième fois. Il se promenait donc dans le chenil, entouré de ses invités et accompagné de Timocheki et des principaux piqueurs, s’arrêtant devant quelques cases du chenil, tantôt s’intéressant à la santé des malades, tantôt faisant des observations plus ou moins sévères et justes, ou bien appelant les chiens qu’il connaissait et leur parlant amicalement. Les invités considéraient comme une obligation d’admirer le chenil de Cyrille Pétrovitch ; seul, Doubrovski se taisait et fronçait le sourcil : c’était un chasseur enragé, mais sa fortune ne lui permettait d’avoir que deux chiens courants et un lévrier, il ne pouvait, à cause de cela, se défendre d’une certaine jalousie en voyant cet établissement magnifique.
— Pourquoi fronces-tu le sourcil, mon ami, lui demanda Cyrille Pétrovitch, est-ce que mon chenil ne te plaît pas ?
— Non, répondit Doubrovski sévèrement, le chenil est merveilleux ; certainement que vos gens ne vivent pas aussi bien que vos chiens.
Un des piqueurs s’offensa :
— Nous avons notre content, dit-il, grâce à Dieu et à notre maître, nous ne nous plaignons pas ; mais ce qui est vrai, c’est qu’il y a plus d’un gentilhomme qui ferait bien de changer sa propriété pour une cabane d’ici, il serait plus rassasié et plus réchauffé.
Cyrille Pétrovitch se mit à rire aux éclats en entendant l’insolente observation de son valet et les invités l’imitèrent, bien qu’ils comprissent que la plaisanterie du valet pouvait aussi s’appliquer à eux.
Doubrovski pâlit et ne dit pas un mot.
À ce moment on apporta à Cyrille Pétrovitch des chiens nouveau-nés dans une corbeille ; il les examina, en choisit deux et ordonna de noyer les autres. Pendant ce temps-là André Gavrilovitch disparut et personne ne s’en aperçut.
En revenant du chenil avec ses invités, Cyrille Pétrovitch se mit à souper, et alors seulement s’aperçut de l’absence de Doubrovski.
Les gens répondirent qu’André Gavrilovitch était parti à la maison.
Troiékourof ordonna tout de suite de le rattraper et de le ramener absolument. Jamais il n’allait à la chasse sans Doubrovski qui était un fin connaisseur des qualités canines et juge infaillible dans toutes les querelles possibles des chasseurs. Le domestique qui avait couru après lui, revint quand on était encore à table et annonça à son maître qu’André Gavrilovitch ne l’avait pas écouté et ne voulait pas revenir. Cyrille Pétrovitch, sous l’influence des liqueurs, comme à l’ordinaire, se mit en colère et de nouveau envoya un domestique dire à André Gavrilovitch que, s’il ne venait pas tout de suite passer la nuit à Pokrovski, alors lui-même, Troiékourof, se fâcherait pour toujours avec lui.
Le domestique courut de nouveau. Cyrille Pétrovitch se leva de table, prit congé de ses invités et s’en alla dormir.
Le lendemain, sa première question fut :
— André Gavrilovitch est-il ici ?
On lui présenta une lettre pliée en triangle.
Cyrille Pétrovitch ordonna à son secrétaire de la lui lire tout haut et il entendit ceci :
« Très clément Monsieur,
« Je ne serai pas disposé à venir à Pokrovski tant que vous ne m’aurez pas envoyé le piqueur Paramocheka me faire des excuses ; cela dépendra de moi de le punir ou de lui pardonner ; je ne suis pas disposé à souffrir les plaisanteries de vos valets, car de vous-même je ne les souffrirais pas, parce que je ne suis pas un bouffon, mais un vieux gentilhomme.
« Sur ce, je reste votre humble serviteur.
« André Doubrovski. »
D’après les idées actuelles sur l’étiquette, cette lettre eût été très inconvenante, mais elle fâcha Cyrille Pétrovitch non par l’étrangeté de ses expressions et de sa forme, mais seulement par son contenu.
— Comment, s’écria Troiékourof, en sautant pieds nus hors de son lit, lui envoyer mes gens lui faire des excuses ! Il lui sera loisible de les punir ou de leur pardonner ! véritablement, à quoi pense-t-il donc ? sait-il un peu à qui il a affaire ? Je vais le... ! Il me le paiera ! il apprendra ce que c’est que d’aller contre Troiékourof !
Cyrille Pétrovitch s’habilla et partit pour la chasse avec la pompe habituelle. Mais la chasse ne fut pas heureuse ; pendant toute la journée on ne vit qu’un seul lièvre et on le manqua ; le dîner, dans les champs, sous la tente, ne réussit pas non plus, ou du moins il ne fut pas du goût de Cyrille Pétrovitch qui gronda le cuisinier, dit des sottises à ses invités et, en revenant, traversa exprès les champs de Doubrovski avec toute sa suite.
Il s’était passé quelques jours et l’inimitié des deux voisins ne s’était pas encore apaisée. André Gavrilovitch ne revenait plus à Pokrovski et Cyrille Pétrovitch s’ennuyait sans lui, et son dépit se traduisait par les expressions les plus offensantes qui, grâce au zèle des nobles de l’endroit, parvenaient à Doubrovski corrigées et augmentées. Une nouvelle circonstance détruisit le dernier espoir de réconciliation.
Un jour, Doubrovski parcourait sa petite propriété, en approchant d’un petit bois de bouleaux, il entendit des coups de hache et, une minute après, le bruit d’un arbre abattu qui tombe ; il se trouva en présence de paysans de Pokrovski qui lui volaient du bois. En l’apercevant ils se sauvèrent, mais Doubrovski, avec l’aide de son cocher, en empoigna un qu’il attacha et amena chez lui ; de plus, deux chevaux ennemis devinrent la proie du vainqueur. Doubrovski était excessivement en colère ; auparavant, jamais les gens de Troiékourof, connus par leurs vols, n’osaient plaisanter dans les limites de sa propriété, connaissant son intimité avec leur maître ; maintenant Doubrovski voyait qu’ils profitaient de la rupture survenue entre lui et son voisin et décida, au mépris de toutes les lois de la guerre, de donner une bonne leçon à son prisonnier, avec des verges dont il avait fait une provision dans sa propre forêt et de mettre les chevaux au travail, après les avoir inscrits parmi les animaux de sa propriété.
Le bruit de cet événement parvint le jour même aux oreilles de Cyrille Pétrovitch. Il fut hors de lui et, dans la première minute de colère, il voulait avec tous ses gens organiser une attaque sur Kistiénovka (c’était le nom du village de son voisin), le détruire de fond en comble et assiéger le propriétaire lui-même dans sa maison ; de semblables exploits n’étaient pas nouveaux pour lui, mais ses idées prirent vite une autre direction. Tout en se promenant à pas lourds, de long en large dans la salle, il regarda par hasard par la fenêtre et vit une troïka[3] qui s’arrêtait à la porte ; un homme vêtu d’une casquette de cuir et d’un paletot de bure, sortit de la voiture et s’en alla vers les communs chez l’intendant. Troiékourof reconnut le juge de paix Schabachekine, et ordonna de l’appeler. Une minute après, Schabachekine était devant Cyrille Pétrovitch, répondant salut pour salut et avec respect, attendant ce qu’on allait lui dire.
— Comment va... comment diable t’appelles-tu ? dit Troiékourof ; pourquoi es-tu venu ici ?
— J’allais en ville, votre Excellence, répondit Schabachekine et en passant je suis entré chez Ivan Demianof pour savoir s’il n’avait pas quelque commission.
— Tu es venu tout à fait à propos... comment diable t’appelles-tu ? j’ai justement besoin de toi ; bois un verre d’eau-de-vie et écoute.
Cette aimable réception étonna agréablement la juge, il refusa l’eau-de-vie et se mit à écouter Cyrille Pétrovitch avec la plus grande attention.
— J’ai un voisin, dit Troiékourof, un petit propriétaire, grossier personnage ; je veux lui prendre sa propriété... qu’en penses-tu ?
— Votre Excellence a-t-elle quelque document ?
— Tais-toi, mon cher, quels documents te faut-il ? L’affaire consiste à prendre la propriété et les documents mais sans document.
— Votre Excellence, c’est difficile !
— Attends un peu ! Cette propriété nous appartenait autrefois, elle avait été achetée à un certain Spitsyne et vendue ensuite au père de Doubrovski. Ne peut-on pas user de cela ?
— C’est difficile, votre Excellence ; probablement que cette vente a été faite légalement.
— Penses-y, l’ami, et cherche bien.
— Si, par exemple, votre Excellence pouvait de quelque manière obtenir de son voisin le papier en vertu duquel il possède la propriété, alors certainement...
— Je comprends, mais voilà le malheur, tous les papiers ont été détruits dans un incendie.
— Comment votre Excellence, les papiers sont brûlés ? Que voulez-vous de plus ? Dans ce cas, veuillez agir d’après la loi ; sans aucun doute vous obtiendrez toute satisfaction.
— Tu penses ! Eh bien, vois un peu, je m’en rapporte à ton zèle et tu peux compter sur ma reconnaissance.
Schabachekine le salua jusqu’à terre et sortit.
Depuis ce jour il se mit à penser à cette affaire bien imaginée et, grâce à ses agissements, deux semaines après, Doubrovski reçut de la ville une invitation à comparaître devant le juge et de présenter, sans retard, les explications requises par suite de la pétition du général en chef Troiékourof au sujet de la possession irrégulière du village de Kistiénovka.
André Gavrilovitch, frappé de cette exigence inattendue, écrivit en réponse le jour même, une assez grossière lettre, dans laquelle il expliquait que le village de Kistiénovka lui était échu à la mort de son père, qu’il le possédait par droit d’héritage, que Troiékourof n’avait rien à y voir et que toute prétention semblable sur sa propriété n’était qu’une calomnie et un vol.
Doubrovski était sans expérience en matière de procès. Il se guidait le plus souvent sur le sens commun, guide rarement vrai et presque toujours insuffisant.
Cette lettre produisit une impression agréable dans le cœur du juge Schabachekine ; il y voyait d’abord que Doubrovski savait peu les affaires, puis qu’il ne serait pas difficile de mettre cet homme si emporté et si imprudent dans la position la plus désavantageuse.
André Gavrilovitch après avoir lu de sang-froid la question qui lui était proposée, vit la nécessité de répondre en détail ; il écrivit une assez longue lettre, mais ensuite il parut qu’elle n’avait pas été suffisante.
L’affaire traînait en longueur. Convaincu de son droit, André Gavrilovitch s’en inquiétait peu, n’ayant ni l’envie, ni la possibilité de distribuer des pots-de-vin autour de lui, il raillait lui-même le premier la conscience vendue des ronds-de-cuir et l’idée de devenir victime d’une calomnie ne lui venait pas à l’esprit.
De son côté Troiékourof s’occupait peu aussi de gagner son procès commencé ; Schabachekine travaillait pour lui, agissant en son nom, effrayant et achetant les juges et interprétant à tort et à travers tous les décrets.
Quoi qu’il en soit, le 9 février 18... Doubrovski reçut de la police une citation à comparaître à ***, devant le juge du canton, pour entendre sa décision au sujet de la possession d’une propriété discutée entre le lieutenant Doubrovski et le général en chef Troiékourof et pour signer son consentement ou son refus. Le même jour, Doubrovski se rendit en ville ; en chemin, Troiékourof le dépassa ; ils se regardèrent avec dédain et Doubrovski remarqua un sourire malicieux sur le visage de son adversaire.
Arrivé en ville, André Gavrilovitch s’arrêta chez un marchand de ses connaissances, passa la nuit chez lui et, le lendemain matin, se présenta au tribunal du juge de l’arrondissement. Personne ne fit attention à lui. Peu après lui arriva Cyrille Pétrovitch. Les employés se levèrent et mirent la plume derrière l’oreille ; les membres du tribunal le reçurent avec les marques d’une profonde servilité, lui avancèrent un fauteuil par respect pour son rang, son âge et sa corpulence ; il s’assit, André Gavrilovitch, debout, s’appuya au mur. Au milieu d’un profond silence, le secrétaire commença à lire d’une voix résonnante la décision du juge. Nous la transcrivons ici tout au long, pensant qu’il sera agréable à chacun de voir un des moyens par lesquels on peut, en Russie, être privé d’une propriété sur laquelle on a des droits indiscutables[4]...
Le secrétaire se tut ; le président se leva et, avec un profond salut, s’adressa à Troiékourof en l’invitant à signer le papier en question. Troiékourof victorieux prit la plume des mains du président et signa son complet consentement au-dessous de la décision du juge.
C’était le tour de Doubrovski. Le secrétaire lui présenta le papier, mais Doubrovski restait immobile, la tête baissée. Le secrétaire répéta son invitation : « Veuillez signer votre plein consentement ou votre opposition manifeste, si, contre toute attente, vous pensez en conscience que le bon droit est pour vous et si vous êtes disposé dans le délai prescrit par les lois à faire appel du jugement. »
Doubrovski se taisait.... tout à coup il leva la tête, ses yeux jetèrent un éclair, il frappa du pied, repoussa le secrétaire avec une telle force que celui-ci tomba, saisit l’encrier et le jeta sur le président en criant d’une voix rauque : « Comment ne pas honorer l’église de Dieu ! À la porte, race maudite ! » Ensuite se tournant vers Cyrille Pétrovitch : « A-t-on jamais vu cela, votre Excellence, continua-t-il, les piqueurs mènent les lévriers dans l’église de Dieu ! les chiens courent dans l’église ! Ah, je leur apprendrai ! »
Tous étaient terrifiés. Les huissiers accoururent au bruit et devinrent maîtres de lui avec peine. On le conduisit dehors et on l’assit en traîneau.
Troiékourof sortit derrière lui, accompagné de tout le tribunal ; la folie subite de Doubrovski avait influé fortement sur son imagination ; les juges qui comptaient sur sa reconnaissance n’eurent même pas l’honneur d’un seul mot affable ; il s’en alla immédiatement à Pokrovski secrètement torturé par sa conscience et incomplètement satisfait de la victoire et de sa haine. Doubrovski, pendant ce temps-là, était au lit ; un médecin de campagne, pas tout à fait ignorant, avait réussi à le saigner et à lui poser des sangsues et des cantharides ; dans la soirée il allait mieux et le lendemain on le transporta à Kistiénovka qui ne lui appartenait déjà plus.
Quelque temps s’était écoulé, la santé du pauvre Doubrovski était toujours mauvaise. Les attaques de folie, il est vrai, ne se renouvelaient déjà plus, mais ses forces s’affaiblissaient visiblement. Il avait oublié ses anciennes occupations, sortait rarement de sa chambre et restait pensif des journées entières. Iégorovna, brave vieille qui avait été autrefois bonne d’enfant de son fils, était devenue maintenant sa propre bonne. Elle le surveillait comme un enfant, lui rappelait les heures des repas et du sommeil, lui donnait à manger et le couchait. André Gavrilovitch lui obéissait et, à part elle, il n’avait de rapports avec personne. Il n’était pas en état de penser, ni à ses affaires, ni aux ordres à donner pour sa propriété, et Iégorovna comprit la nécessité de prévenir de tout cela le jeune Doubrovski qui servait dans un des régiments d’infanterie de la garde, et se trouvait alors à Pétersbourg. Après avoir arraché une feuille du livre de dépense, elle dicta au cuisinier Chariton, seul lettré de Kistiénovka, une lettre qu’elle envoya mettre à la poste en ville, le jour même.
Mais il est temps de présenter au lecteur le véritable héros de notre nouvelle.
Vladimir Doubrovski avait reçu son éducation dans une école de cadets[5] et en sortit avec le grade de cornette de la garde. Son père n’épargnait rien pour l’entretenir convenablement, et le jeune homme recevait de sa famille plus qu’il n’en pouvait attendre. Étant ardent et ambitieux il se permettait des caprices dispendieux, jouait aux cartes, faisait des dettes et, sans s’occuper de l’avenir, pensait quelquefois que tôt ou tard il lui faudrait épouser une riche héritière.
Un soir que plusieurs officiers étaient chez lui, allongés sur les divans et fumant ses pipes, Gricha, son domestique, lui remit une lettre dont la suscription et le cachet étonnèrent tout de suite le jeune homme. Il décacheta bien vite la lettre et lut ce qui suit :
« Notre maître, Vladimir Andréiévitch, Moi, ta vieille bonne, je prends la liberté de te donner des nouvelles de ton père. Il est très mal, quelquefois il divague et reste assis toute la journée comme un enfant idiot. Dieu est seul maître de la vie et de la mort. Viens chez nous, mon petit faucon, nous t’enverrons les chevaux à Péssotchoié. On dit que le juge d’arrondissement va venir pour nous remettre sous le commandement de Cyrille Pétrovitch Troiékourof, parce que nous sommes, dit-on, à lui et de temps immémorial, et même depuis la naissance nous n’avons rien entendu de pareil.
Toi qui vis à Pétersbourg, tu pourrais en référer à notre père le tsar, et il ne nous laisserait pas offenser. Nous avons les pluies depuis deux semaines, et le berger Rodia est mort aux environs de la Saint-Mikoline. J’envoie ma bénédiction maternelle à Gricha ; te sert-il bien ?
Je reste ta fidèle servante,
ARINE IÉGOROVNA BOUZYROVA,
bonne d’enfant.
Vladimir Doubrovski, avec émotion, relut plusieurs fois de suite ces lignes assez inintelligibles. Il avait perdu sa mère pendant son enfance et ne connaissait presque pas son père, il avait été conduit à Pétersbourg, à l’âge de huit ans. De plus, il lui était attaché romanesquement et il aimait d’autant plus la vie de famille qu’il avait eu peu de temps de jouir de ses joies tranquilles.
L’idée de perdre son père lui déchirait douloureusement le cœur, et la situation du pauvre malade qu’il devinait, d’après la lettre de sa vieille bonne, l’effrayait. Il se représentait son père, resté seul dans un village éloigné, entre les mains d’une vieille imbécile et de domestiques, menacé de quelque calamité et sans secours dans ses tortures physiques et intellectuelles. Vladimir Andréiévitch se reprochait sa négligence coupable. Ne recevant de son père aucune nouvelle depuis longtemps, il n’avait pensé à s’informer de lui, le croyant en voyage ou occupé à faire valoir sa propriété.
Il résolut d’aller chez lui et même de donner sa démission, si la situation maladive de son père exigeait sa présence. Ses camarades, remarquant son inquiétude, se retirèrent. Vladimir, resté seul, écrivit une demande de congé, se mit à fumer la pipe et s’enfonça dans de profondes réflexions......
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Vladimir Andréiévitch approchait de la station de la poste aux chevaux à laquelle il devait quitter la grand’route pour aller à Kistiénovka. Son cœur était rempli de pressentiments douloureux ; il craignait de ne plus trouver son père vivant ; il se représentait le triste genre de vie qui l’attendait à la campagne : l’isolement, le manque de société, la pauvreté et le souci des affaires dans lesquelles il ne comprenait rien. Arrivé à la station, il entra chez le maître de poste et demanda des chevaux libres.
Le maître de poste lui demanda où il voulait aller et lui annonça que des chevaux envoyés de Kistiénovka l’attendaient depuis quatre jours.
Tout de suite, le vieux cocher Antoine qui le conduisait autrefois dans les écuries et soignait son petit cheval, se présenta à Vladimir Andréiévitch.
Antoine se mit à pleurer en le voyant, le salua jusqu’à terre, lui dit que son vieux maître était encore vivant et courut atteler les chevaux. Vladimir Andréiévitch refusa de déjeuner, comme on le lui proposait et se dépêcha de partir. Antoine le conduisit par des chemins de traverse et ils lièrent conversation.
— Dis-moi, je te prie, Antoine, quelle affaire a donc mon père avec Troiékourof ?
— Dieu seul le sait, mon petit père Vladimir Andréiévitch ; on dit que notre maître ne fait plus bon ménage avec Cyrille Pétrovitch et celui-ci l’a cité en justice, quoiqu’il se fît souvent justice lui-même. Ce n’est pas notre affaire de débrouiller les affaires des maîtres, c’est leur affaire ; mais, ma parole, notre maître a eu tort d’aller contre Cyrille Pétrovitch, c’est le pot de terre contre le pot de fer.
— Ce Cyrille Pétrovitch fait donc chez vous tout ce qu’il veut ?
— Certainement, maître, il fait fi du président du tribunal, le commissaire de police du canton est à ses ordres, tous les employés viennent lui faire des génuflexions. À vrai dire, là où il y a une auge, il y aura toujours des cochons.
— Est-ce vrai que l’on va nous prendre notre propriété ?
— Ah ! maître, nous avons entendu cela aussi. Ces jours derniers le sonneur de cloches de Pokrovski a dit au maire du village pendant un baptême :
— Vous vous êtes assez amusés, bientôt vous serez entre les mains de Cyrille Pétrovitch. Et Mikite, le forgeron, lui a répondu :
— Assez, Saviélitch, n’attriste pas le parrain, n’effraye pas les invités. Cyrille Pétrovitch et André Gavrilovitch cela fait deux et nous, nous dépendons tous de Dieu et de l’empereur ; on ne peut pas faire taire une mauvaise langue.
— Donc, vous ne désirez pas passer au pouvoir de Troiékourof ?
— Au pouvoir de Cyrille Pétrovitch ! Que Dieu nous protège et nous en préserve ! chez lui c’est déjà mal pour les siens, mais pour les étrangers il ne se contentera pas de les tondre, il les écorchera vifs. Non, que Dieu donne longue vie à André Gavrilovitch et si Dieu nous l’enlève, nous n’avons besoin de personne autre que toi, notre petit père. Ne nous lâche pas, nous serons avec toi.
À ces mots, Antoine brandit son fouet, secoua les rênes et les chevaux partirent au trot allongé.
Touché du dévouement du vieux cocher, Doubrovski se tut et se laissa aller à ses pensées. Il se passa plus d’une heure ; tout à coup Gricha le réveilla par son exclamation : « Voilà Pokrovski ! »
Doubrovski leva la tête. Il longeait le bord d’un large lac d’où sortait un petit ruisseau qui serpentait entre des collines. Sur l’une d’elles, au-dessus d’une épaisse forêt verte, s’élevaient un toit vert et le belvédère d’une énorme maison de pierre, une église à cinq coupoles et un vieux clocher ; autour étaient éparpillées les isbas[6] des paysans avec leurs jardins potagers et leur puits. Doubrovski reconnaissait ces endroits ; il se rappelait que, sur cette même colline, il jouait autrefois avec la jeune Macha Troiékourof qui était de deux ans plus jeune que lui et qui déjà promettait d’être une beauté. Il voulait se renseigner sur elle auprès d’Antoine, mais une sorte de timidité le retenait. En arrivant à la maison du maître, il aperçut une robe blanche qui disparut entre les arbres du jardin. À ce moment, Antoine frappa ses chevaux et, obéissant à l’amour-propre général des cochers de village et de ville, il lança ses chevaux à bride abattue sur le pont en passant devant le jardin. Une fois sortis du village, ils montèrent la colline et Vladimir aperçut une forêt de bouleaux et à gauche, sur un emplacement découvert, une maison grisâtre avec un toit rouge ; son cœur se mit à battre : devant lui il avait Kistiénovka et la pauvre maison de son père.
Dix minutes après il entrait dans la cour seigneuriale. Il regardait autour de lui avec une émotion indescriptible. Depuis douze ans il n’avait pas revu son pays. Les bouleaux qui avaient été plantés de son temps à côté de la haie avaient poussé et étaient devenus de grands arbres touffus. La cour, autrefois ornée de trois corbeilles régulières de fleurs, entre lesquelles passait une large route, soigneusement balayée, était transformée en une prairie non fauchée dans laquelle paissait un cheval entravé. Les chiens auraient bien voulu aboyer, mais, reconnaissant Antoine, ils se turent et remuèrent leurs queues velues.
Tous les gens sortirent de leurs isbas et entourèrent le jeune seigneur avec des protestations bruyantes de joie. C’est avec peine qu’il put traverser leur foule et arriver au vieux perron ; dans l’antichambre, Iégorovna l’attendait et l’embrassa en pleurant.
— Je suis en bonne santé, en bonne santé, nounou, répétait-il en serrant sur son cœur la bonne vieille ; comment va papa, où est-il ? qu’a-t-il ?
À ce moment entra dans la salle, remuant les jambes avec effort, un vieillard de haute taille, pâle et maigre, en robe de chambre et coiffé d’un bonnet de nuit.
— Où es-tu, Valodka ? » dit-il d’une voix faible, et Vladimir serra son père dans ses bras avec effusion. La joie produisit sur le malade une trop forte secousse, il devint faible, ses pieds manquèrent sous lui et il serait tombé, si son fils ne l’avait soutenu.
— Pourquoi as-tu quitté le lit, lui dit Iégorovna, il ne tient pas sur ses jambes et il va toujours où vont les autres.
On transporta le vieillard dans la chambre à coucher. Il faisait des efforts pour causer avec lui, mais les idées se brouillaient dans sa tête et ses paroles n’avaient aucun lien entre elles. Il se tut et s’assoupit.
Vladimir était frappé de son état. Il s’installa dans la chambre de son père et demanda qu’on le laissât seul avec lui. Les domestiques obéirent et alors tous s’adressèrent à Gricha, le conduisirent à l’office où ils le régalèrent à la villageoise, avec toute la cordialité possible, l’accablant de questions et de compliments.
Quelques jours après son arrivée, le jeune Doubrovski voulait s’occuper de ses affaires, mais son père n’était pas en état de lui donner les explications nécessaires ; André Gavrilovitch n’avait pas d’homme d’affaires. En mettant en ordre des papiers, il trouva seulement la première lettre du président et le brouillon de la réponse. Avec cela, il ne pouvait avoir aucune idée claire du procès et décida qu’il attendrait les événements, confiant dans son bon droit.
Cependant la santé d’André Gavrilovitch devenait d’heure en heure plus mauvaise. Vladimir prévoyait sa fin prochaine et ne quittait pas le vieillard qui était tombé complètement en enfance.
Cependant le délai fixé passa et l’appel ne fut pas interjeté. Kistiénovka appartenait à Troiékourof. Schabachekine se présenta à lui avec force saluts et félicitations et lui demanda de fixer quand il désirait entrer en jouissance de sa nouvelle propriété et s’il voulait charger quelqu’un de ce soin ou s’il se le réservait. Cyrille Pétrovitch se troubla. Il n’était pas impie de sa nature ; le désir de vengeance l’avait entraîné trop loin ; sa conscience le tourmentait. Il savait dans quelle situation se trouvait son adversaire, son vieux compagnon d’enfance, et sa victoire ne lui réjouissait pas le cœur. Il regarda sévèrement Schabachekine, cherchant un motif de chicane pour le gronder, mais n’ayant pas trouvé de prétexte suffisant, il lui dit en colère :
— Va-t-en, je n’ai que faire de toi !
Schabachekine voyant qu’il n’était pas de bonne humeur, le salua et se dépêcha de se sauver, et Cyrille Pétrovitch, resté seul, se mit à marcher de long en large, en sifflant l’air : « Que le bruit de la victoire retentisse ! », ce qui annonçait toujours en lui une extraordinaire agitation dans les idées.
Enfin, il donna l’ordre d’atteler sa voiture légère, s’habilla chaudement — c’était déjà la fin de septembre — et sortit, conduisant lui-même.
Il aperçut bientôt la petite maison d’André Gavrilovitch. Des sentiments contraires remplissaient son cœur. La vengeance satisfaite et l’ambition étouffaient, jusqu’à un certain point, des sentiments plus nobles, mais, à la fin, ceux-ci l’emportèrent. Il résolut de faire la paix avec son vieux voisin, d’anéantir jusqu’aux traces de leur dispute et de lui rendre son bien. Ayant allégé son cœur par cette honnête disposition, Cyrille Pétrovitch lança son cheval au trot dans la propriété de son voisin et entra dans la cour. À ce moment, le malade était assis près de la fenêtre, dans la chambre à coucher.
Il reconnut Cyrille Pétrovitch et une terrible consternation se peignit sur son visage ; une pourpre livide remplaça sa pâleur ordinaire, ses yeux étincelèrent ; il prononça des sons inintelligibles. Son fils, qui s’occupait avec les livres de comptabilité de la propriété, leva la tête et fut frappé de son état. Le malade montrait la cour du doigt avec un air d’horreur et de colère. En ce moment, on entendit la voix et la démarche lourde d’Iégorovna :
— Maître ! maître ! Cyrille Pétrovitch est arrivé, Cyrille Pétrovitch est au perron !
Iégorovna s’exclama :
— Mon Dieu ! qu’est-ce ? qu’a-t-il ?
Il retroussa avec empressement les pans de sa robe de chambre, se disposant à quitter son fauteuil, se souleva et tout à coup tomba. Son fils s’élança vers lui ; le vieillard était étendu sans mouvement, sans respiration : la paralysie l’avait frappé.
— Vite, vite, qu’on aille en ville chercher un docteur ! s’écria Vladimir.
— Cyrille Pétrovitch vous demande, dit un domestique en entrant.
Vladimir lui jeta un terrible coup d’œil.
— Dis à Cyrille Pétrovitch qu’il s’en aille au plus vite, s’il ne veut pas que je donne l’ordre de le mettre dehors... va !
Le domestique courut avec joie exécuter l’ordre de son maître. Iégorovna joignit les mains.
— Petit père, lui dit-elle d’une voix glapissante, tu vas te perdre toi-même ! Cyrille Pétrovitch nous mangera.
— Tais-toi, nounou, dit Vladimir en colère. Envoie tout de suite Antoine en ville pour chercher un médecin.
Iégorovna sortit. Dans l’antichambre il n’y avait personne ; tous les gens étaient partis dans la cour pour voir Cyrille Pétrovitch. Ils étaient sur le perron et ils entendirent la réponse du domestique de la part du jeune maître. Cyrille Pétrovitch l’écoutait assis dans sa voiture ; son visage devint plus sombre que la nuit ; il sourit avec mépris, lança un regard sévère au domestique et poussa son cheval au pas autour de la cour. Il regarda la fenêtre à laquelle, une minute auparavant, était assis André Gavrilovitch, mais où il n’était déjà plus. La nourrice se tenait sur le perron ; elle avait oublié l’ordre de son maître. Les gens discutaient avec bruit sur cet incident. Tout à coup Vladimir apparut au milieu des gens et à mots entrecoupés dit :
— Il n’y a pas besoin de médecin, mon père est mort !
Ce fut une consternation. Les gens s’élancèrent dans la chambre du vieux maître. Il était étendu dans un fauteuil sur lequel l’avait transporté Vladimir ; son bras droit pendait jusqu’au plancher, la tête était affaissée sur la poitrine, il n’y avait plus le moindre signe de vie dans ce corps qui n’était pas encore froid, mais qui était déjà défiguré par la mort. Iégorovna sanglotait ; les domestiques entourèrent le corps laissé à leurs soins, le lavèrent, lui mirent son uniforme, qui datait de 1797, et le placèrent sur cette même table où ils l’avaient servi pendant tant d’années.
Les obsèques eurent lieu le troisième jour.
Le corps du pauvre vieillard, couvert d’un suaire était étendu dans le cercueil entouré de cierges.
La salle à manger était pleine des gens prêts à assister à la levée du corps.
Vladimir et les domestiques soulevèrent le cercueil.
Le prêtre partit en avant, le diacre venait après, chantant les prières des morts.
Pour la dernière fois le maître de Kistiénovka avait passé le seuil de sa maison. On porta le cercueil à travers le bois, derrière lequel se trouvait l’église. La journée était claire et froide ; les feuilles d’automne tombaient des arbres. En sortant du bois, on aperçut l’église de bois de Kistiénovka et son cimetière ombragé de vieux tilleuls.
Là reposait déjà le corps de la mère de Vladimir ; auprès de son tombeau, la veille, avait été creusée une fosse fraîche.
L’église était remplie de paysans de Kistiénovka, venus pour rendre les derniers devoirs à leur maître.
Le jeune Doubrovski se plaça au chœur de l’église ; il ne pleurait ni ne priait, mais son visage était effrayant.
La triste cérémonie finit, Vladimir, le premier, alla dire le dernier adieu au défunt, et après lui vinrent tous les gens ; on apporta le couvercle et on le cloua sur le cercueil.
Les femmes sanglotaient bruyamment, les paysans, plus d’une fois, essuyèrent des larmes du revers de la main.
Vladimir et les trois mêmes serviteurs portèrent le cercueil au cimetière, accompagnés de tout le village. On descendit le cercueil dans la tombe, tous les assistants jetèrent dessus une poignée de sable, on remplit la fosse, on salua et on s’en alla.
Vladimir partit avec précipitation, devança tout le monde et disparut dans le bois de Kistiénovka.
Iégorovna invita de sa part le pope et tout le clergé au dîner de funérailles, en disant que le jeune maître n’avait pas l’intention d’y assister. Et de cette manière le père Anissime, la popesse Fédotovna et le diacre s’en allèrent à pied à la maison de maître, tout en discutant avec Iégorovna sur les vertus du défunt et sur ce qui attendait certainement son héritier. (L’arrivée de Troiékourof et l’accueil qu’on lui avait fait étaient déjà connus dans tout le canton, et les politiciens de l’endroit en prédisaient des conséquences importantes.)
— Il arrivera ce qu’il arrivera, dit la popesse ; ce sera bien dommage si ce n’est pas Vladimir Andréiévitch qui devient notre seigneur. C’est un gaillard, il n’y a rien à dire.
— À qui est-ce donc de devenir notre seigneur, si ce n’est pas à lui ? interrompit Iégorovna. C’est bien en vain que Cyrille Pétrovitch se fâche, il n’est pas tombé sur un timide ; mon gaillard saura se défendre et, avec l’aide de Dieu, ses protecteurs ne l’abandonneront pas. Cyrille Pétrovitch est bien arrogant, cependant je t’assure qu’il était bien penaud quand mon Grichcka[7] lui a crié : « Va-t’en, vieux chien ! hors d’ici ! »
— Ah ! Iégorovna, dit le sacristain, je consentirais plutôt, je crois, à avoir affaire avec le diable que de regarder de travers Cyrille Pétrovitch. Quand on le voit... c’est terrible et effroyable ! Le dos, de lui-même, se courbe et se courbe...
— Vanité des vanités ! dit le prêtre, et on enterrera Cyrille Pétrovitch comme on enterre maintenant André Gavrilovitch ; les funérailles seront peut-être plus riches, on invitera peut-être plus de monde, mais qu’est-ce que cela fait à Dieu tout cela ?
— Ah ! mon père, nous voulions rassembler tout le canton, mais Vladimir Andréiévitch n’a pas voulu. Je te crois, nous avons assez de tout, il y a de quoi régaler... Que veux-tu que je fasse ? Au moins, s’il n’y a pas de monde, je vous régalerai, vous, chers hôtes.
Cette aimable promesse et l’espoir de trouver un pâté succulent hâtèrent le pas des causeurs qui arrivèrent sans encombre à la maison seigneuriale où la table était déjà mise et l’eau-de-vie servie.
Sur ces entrefaites, Vladimir s’enfonçait dans l’épaisseur de la forêt, s’efforçant d’étouffer son chagrin par le mouvement et la fatigue.
Il marchait sans apercevoir la route ; à tout instant les branches l’accrochaient et l’égratignaient, à tout instant ses pieds s’enfonçaient dans les endroits marécageux, il ne voyait rien.
Enfin il atteignit une petite cavité entourée d’arbres de tous côtés ; un petit ruisseau serpentait sans bruit, au milieu des arbres à demi dépouillés par l’automne.
Vladimir s’arrêta, s’assit sur l’herbe, et des pensées, plus tristes l’une que l’autre, se pressaient dans sa tête...
Il sentait fortement son isolement, l’avenir lui apparaissait couvert de nuages terribles.
Son inimitié avec Troiékourof lui prédisait de nouveaux malheurs. Sa médiocre fortune pouvait l’abandonner pour passer à d’autres mains ; dans ce cas, la pauvreté l’attendait.
Longtemps il resta assis, immobile, à la même place, regardant le paisible courant du ruisseau qui emportait quelques feuilles fanées et qui lui représentait l’image de la vie, image si vraie, si ordinaire.
Enfin, il s’aperçut qu’il commençait à faire nuit ; il se leva et chercha le chemin de la maison, mais il s’égara longtemps encore dans la forêt inconnue, jusqu’à ce qu’il fût tombé sur le sentier qui le ramena droit à la porte cochère de sa maison.
À la rencontre de Doubrovski arrivait le pope avec tout son cortège. L’idée de malheureux présage lui vint à l’esprit. Il se détourna de son chemin involontairement et se cacha derrière les arbres. Ils causaient avec animation et ne l’aperçurent pas.
— Éloigne-toi du mal et fais le bien, dit le pope à la popesse. Nous n’avons plus rien à faire ici ; ce n’est pas ton affaire comment cela se terminera.
La popesse répondit quelque chose, mais Vladimir ne put pas l’entendre.
En approchant de la maison, il aperçut une masse de monde : les paysans, les serviteurs étaient attroupés dans la cour seigneuriale. De loin Vladimir entendit un bruit extraordinaire et des voix. Auprès du hangar il y avait deux voitures à trois chevaux. Sur le perron quelques personnes inconnues, en uniforme, paraissaient discuter sur quelque chose.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il en colère à Antoine qui courait à sa rencontre. Qui sont ces gens-là et que veulent-ils ?
— Ah ! mon petit père Vladimir Andréiévitch, répondit Antoine essoufflé, le tribunal est arrivé. On va nous donner à Troiékourof, on va nous enlever à ta seigneurie !...
Vladimir baissa la tête ; les domestiques entouraient leur malheureux maître.
— Tu es notre père, criaient-ils en lui baisant les mains, nous ne voulons pas d’autre maître que toi. Nous mourrons, mais nous ne te livrerons pas. Commande, seigneur, et nous lui ferons son affaire au tribunal.
Vladimir les regardait et de sombres idées l’agitaient.
— Restez tranquilles, leur dit-il, je vais parler avec les employés.
— Parle, mon petit père, lui cria la foule, exhorte ces damnés !
Vladimir s’avança vers les employés.
Schabachekine, la casquette sur la tête, se tenait debout, les mains sur les hanches et regardait avec hauteur autour de lui.
L’officier de police, grand et gros homme d’environ cinquante ans, au visage rouge orné de moustaches, en voyant Doubrovski s’avancer dit d’une voix enrouée :
— Ainsi, je vous répète ce que je vous ai déjà dit, d’après la décision du tribunal d’arrondissement, vous appartenez à Cyrille Pétrovitch Troiékourof dont le représentant ici est M. Schabachekine. Obéissez-lui en tout ce qu’il vous ordonnera ; et vous, les femmes, aimez-le et respectez-le, c’est un grand amateur de femmes.
À cette plaisanterie salée, l’officier de police partit d’un éclat de rire. Schabachekine et les autres l’imitèrent. Vladimir bouillait d’indignation.
— Permettez-moi de comprendre ce que cela veut dire ? dit-il avec un sang-froid déguisé en s’adressant au joyeux officier de police.
— Cela veut dire, répondit le spirituel policier, que nous sommes venus mettre Cyrille Pétrovitch Troiékourof en possession de cette propriété et que nous prions les autres de s’en aller pour éviter des désagréments.
— Mais vous auriez pu, ce me semble, vous adresser à moi d’abord avant de vous adresser à mes paysans et annoncer au propriétaire la cessation de ses pouvoirs...
— Le précédent propriétaire André Gavrilovitch Doubrovski a rendu son âme à Dieu ; et toi, qui es-tu ? dit Schabachekine avec un insolent regard, nous ne vous connaissons pas et nous ne désirons pas vous connaître.
— Votre seigneurie, c’est notre jeune maître, dit une voix dans la foule.
— Qui ose donc ici ouvrir la bouche ? dit sévèrement l’officier de police, quel maître ? votre maître est Cyrille Pétrovitch Troiékourof, entendez-vous, manants ?
— Jamais de la vie ! dit la même voix.
— Mais c’est une révolte, s’écria l’officier de police, eh, bailli, viens ici.
Le bailli sortit de la foule.
— Cherche-moi tout de suite celui qui a osé parler avec moi ; je vais lui en donner !
Le bailli s’adressa à la foule et demanda qui avait parlé. Mais tous se taisaient. Bientôt après, dans les derniers rangs, un murmure s’éleva qui, peu à peu augmentant, se transforma vite en un cri terrible. Le policier baissa la voix et voulait les exhorter.
— Nous l’avons assez regardé, crièrent les paysans, camarades, saisissez-le ! Et la foule s’avança.
Schabachekine et les membres du tribunal d’arrondissement se sauvèrent dans l’antichambre et fermèrent la porte.
— Amis, allons-y, cria la même voix.
Et la foule se mit à enfoncer la porte.
— Arrêtez, cria Doubrovski, êtes-vous fous ? Vous vous perdez et moi aussi, allez-vous-en chez vous et laissez-moi en repos. Ne craignez rien, l’Empereur est juste, je m’adresserai à lui, il ne nous offensera pas, nous sommes tous ses enfants ; et comment pourrais-je le prier pour vous, si vous commencez à vous révolter et à agir en brigands ?
Les paroles du jeune Doubrovski, sa voix vibrante et son air noble produisirent l’impression désirée. La populace s’apaisa et se retira ; la cour se vida, les membres du conseil étaient dans la maison. Vladimir monta tristement le perron. Schabachekine ouvrit la porte et avec d’humbles saluts se mit à remercier Doubrovski de son aimable intervention. Vladimir l’écoutait avec mépris et ne répondit rien.
— Nous avons décidé, continua l’officier de police, de passer la nuit ici, avec votre permission ; sans cela, comme il fait déjà nuit, vos paysans pourraient nous attaquer en route. Faites-nous l’amabilité de nous faire donner seulement du foin dans le salon, aussitôt le jour venu, nous partirons.
— Faites ce que vous voulez, leur répondit froidement Doubrovski, je ne suis plus le maître ici.
À ces mots il s’en alla dans la chambre de son père et s’enferma à clef.
— Ainsi, tout est terminé, se dit Vladimir. Ce matin encore j’avais un coin et un morceau de pain ; demain je dois quitter la maison dans laquelle je suis né. La terre où repose mon père appartiendra à l’homme que je déteste, qui est cause de sa mort et de ma pauvreté !
Vladimir grinça des dents, et ses yeux s’arrêtèrent immobiles sur le portrait de sa mère.
Le peintre l’avait représentée appuyée sur une balustrade, en peignoir blanc, avec une rose dans les cheveux.
Et ce portrait deviendra aussi la propriété de l’ennemi de ma famille, pensa Vladimir ; il sera jeté à la chambre de débarras avec les chaises cassées, ou bien il sera pendu dans l’antichambre et deviendra l’objet de la risée et des quolibets de ses piqueurs ; dans la chambre à coucher où est mort mon père il installera ses employés ou son harem. Non, non ! Il ne faut pas qu’il ait la triste maison de laquelle il me chasse.
Vladimir grinça des dents ; de terribles idées naissaient dans son cerveau. Les voix des employés de police arrivaient jusqu’à lui ; ils s’organisaient, demandaient ceci et cela et se réjouissaient d’une manière désagréable au milieu de ses tristes réflexions. Enfin tout se tut.
Vladimir ouvrit les commodes et les tiroirs et s’occupa de ranger les papiers du défunt. Ils se composaient pour la plupart de comptes de ménage et de lettres sur différentes affaires. Vladimir les déchira sans les lire. Parmi ces lettres il trouva un paquet avec l’inscription suivante : Lettres de ma femme. Avec une profonde émotion, Vladimir se mit à les lire. Elles dataient du temps de la campagne de Turquie et étaient adressées de Kistiénovka à l’armée. Elle lui dépeignait sa vie à la campagne et ses occupations à la maison ; avec tendresse elle se plaignait de leur séparation et l’invitait à venir à la maison dans les bras de sa chère amie. Dans l’une, elle l’informait de son inquiétude au sujet de la santé du petit Vladimir ; dans une autre, elle se réjouissait de ses capacités hâtives et lui prédisait un avenir heureux et brillant. Vladimir lisait et, plongé dans ces souvenirs de bonheur domestique, il ne s’aperçut pas comme le temps passait. La pendule sonna onze heures. Vladimir mit les lettres dans sa poche, prit la chandelle et sortit du cabinet.
Dans la salle les employés dormaient par terre. Sur la table il y avait des verres qu’ils avaient vidés et une forte odeur de rhum était dans toute la pièce. Vladimir passa devant eux avec dégoût et alla dans l’antichambre.
Là, il faisait sombre. Quelqu’un, en voyant de la lumière, se jeta dans un coin. Allant vers lui avec la chandelle Vladimir reconnut Archipe le forgeron.
— Pourquoi es-tu ici ? lui demanda-t-il avec étonnement.
— Je voulais... Je suis venu voir si tout le monde est à la maison, répondit Archipe tout bas en bégayant.
— Et pourquoi as-tu cette hache ?
— Pourquoi cette hache ? Mais comment aller la nuit sans hache ? Ces employés sont de tels insolents qu’il faut toujours être prêt...
— Tu es ivre ; laisse cette hache et va-t’en dormir.
— Moi ivre ? mon petit père Vladimir Andréiévitch, Dieu m’est témoin que je n’ai pas bu une goutte... et je n’ai pas envie de boire. A-t-on jamais vu chose pareille, ces ronds-de-cuir ont imaginé de s’emparer de nous, de chasser notre maître de la maison seigneuriale. Ah ! ils ronflent, ces maudits ; il faudrait d’un seul coup en finir avec eux.
Doubrovski fronça le sourcil.
— Écoute, Archipe, lui dit-il après quelque silence. Laisse tes projets, les employés ne sont pas coupables. Allume un peu la lanterne et viens avec moi.
Archipe prit la chandelle des mains de son maître, prit la lanterne derrière le poêle, l’alluma et tous deux descendirent doucement du perron et s’en allèrent visiter la cour. Le veilleur de nuit se mit à frapper sur sa plaque de fonte ; les chiens commencèrent à aboyer.
— Qui est de garde ? demanda Doubrovski.
— C’est nous, petit père, répondit une voix finette, Vassilissa et Loukéria.
— Allez-vous en chez vous, leur dit Doubrovski, on n’a pas besoin de vous.
— Congé, murmura Archipe.
— Merci, petit père, répondirent les deux femmes qui s’en allèrent aussitôt chez elles.
Doubrovski s’en alla plus loin.
Deux hommes s’approchèrent de lui et l’appelèrent. Doubrovski reconnut la voix d’Antoine et de Gricha.
— Pourquoi ne dormez-vous pas ? leur demanda-t-il.
— Est-ce le moment de dormir, répondit Antoine. Nous avons trop vécu, qui aurait pu penser ?...
— Plus bas, interrompit Doubrovski, où est Iégorovna ? Va, amène-la ici et fais sortir de la maison tous nos gens, pour qu’il n’y reste pas âme qui vive, en dehors des employés ; et toi, Antoine, attelle la carriole.
Gricha partit ; une minute après il arriva avec sa mère. La vieille ne s’était pas déshabillée cette nuit, sauf les employés, personne n’avait fermé l’œil.
— Tout le monde est-il ici ? demanda Doubrovski. N’est-il resté personne dans la maison ?
— Personne, sauf les employés, répondit Gricha.
— Donnez-moi du foin et de la paille, dit Doubrovski.
Les gens coururent à l’écurie et en rapportèrent des bottes de foin.
— Mettez-le sous le perron, c’est cela. Eh bien, les enfants, du feu !
Archipe ouvrit la lanterne, Doubrovski alluma une poignée de copeaux.
— Attends, dit-il à Archipe, je crois que dans ma précipitation j’ai fermé la porte de l’antichambre, va l’ouvrir vite.
Archipe courut dans l’antichambre, la porte était ouverte.
Il la ferma à clef, disant à voix basse :
— Vas-y voir que je l’ouvrirai.
Et il revint près de Doubrovski.
Celui-ci approcha les copeaux, le foin se mit à flamber, les flammes se tordaient et éclairaient toute la cour.
— Ah ! s’écria tristement Iégorovna, Vladimir Andréiévitch, que fais-tu ?
— Tais-toi, dit Doubrovski, eh bien, mes amis, adieu, je pars où Dieu me conduira ; je vous souhaite du bonheur avec votre nouveau maître.
— Tu es notre père, notre bienfaiteur, crièrent les gens. Nous mourrons, nous ne t’abandonnerons pas, nous irons avec toi.
Les chevaux avancèrent. Doubrovski s’assit avec Gricha dans la carriole ; Antoine frappa les chevaux et ils sortirent de la cour. En un instant la flamme embrasa toute la maison.
Les parquets craquaient et tombaient en cendres, les poutres enflammées se mirent à tomber, une fumée rouge tourbillonnait au-dessus du toit ; on entendit un gémissement et un cri plaintif : « Au secours, au secours ! »
— Vas-y voir, dit Archipe, contemplant l’incendie avec un sourire méchant.
— Mon cher Archipe, lui dit Iégorovna, sauve ces misérables, Dieu te récompensera.
— Cours-y voir, répondit le forgeron,
À ce moment les employés se montrèrent à la fenêtre, essayant de briser les doubles châssis, mais alors le toit s’effondra avec fracas et les gémissements se calmèrent.
Bientôt tous les paysans accoururent dans la cour. Les femmes en criant se dépêchaient de sauver leurs ustensiles, les gamins sautaient en regardant l’incendie.
— Tout va bien, maintenant ! dit Archipe, comme ça brûle bien, hein ? de Pokrovski ça doit être un beau spectacle.
À ce moment un nouvel incident attira l’attention. Un chat courait sur le toit du hangar en feu, ne sachant où sauter. De tous côtés les flammes l’entouraient. La pauvre bête avec un miaulement plaintif appelait à son secours. Les gamins mouraient de rire en voyant sa détresse.
— Pourquoi rire, petits diables, leur dit le forgeron furieux, vous ne craignez donc pas Dieu ? Une créature de Dieu qui périt et vous êtes fous de joie. Puis plaçant une échelle contre le toit en feu, il monta chercher le chat ; celui-ci comprit son intention et avec un empressement reconnaissant il s’accrocha à sa manche. Le forgeron à demi brûlé descendit avec sa capture.
— Eh bien, enfants, adieu, dit-il aux paysans étonnés, nous n’avons plus rien à faire ici, bien du bonheur et ne gardez pas un mauvais souvenir de moi.
Le forgeron s’en alla. L’incendie continua à faire fureur encore quelque temps et enfin s’apaisa. Les monceaux de braise sans flammes continuaient à brûler dans l’obscurité de la nuit et autour erraient les habitants incendiés de Kistiénovka.
Le lendemain la nouvelle de l’incendie se répandit dans tout l’arrondissement. Tous en parlaient avec des suppositions et des commentaires différents. Les uns affirmaient que les gens de Doubrovski s’étant enivrés à l’enterrement avaient mis le feu à la maison par imprudence, les autres accusaient les employés qui avaient fêté le nouveau propriétaire.
D’autres devinaient la vérité et affirmaient que le véritable coupable de cet affreux sinistre était Doubrovski lui-même ; beaucoup disaient qu’il avait été brûlé avec les employés et avec ses paysans. Troiékourof arriva le lendemain sur le lien du sinistre et fit lui-même l’enquête. Il fut constaté que le commissaire, le membre du tribunal de district, le secrétaire et le scribe avaient disparu ainsi que Vladimir Doubrovski, la nourrice Iégorovna, le domestique Gricha, le cocher Antoine et le forgeron Archipe. Tous les gens déposèrent que les employés avaient été brûlés au moment où le toit s’était effondré. Leurs ossements calcinés furent déterrés de dessous les décombres. Les femmes, Vassilissa et Loukéria, dirent qu’elles avaient vu Doubrovski et Archipe le forgeron, quelques minutes avant l’incendie. Le forgeron Archipe, d’après les dépositions en général, devait être vivant et, selon toute probabilité, devait être le principal sinon le seul coupable. On avait de graves soupçons sur Doubrovski. Cyrille Pétrovitch envoya au gouverneur un récit détaillé de tous les faits et un nouveau procès s’en suivit.
Bientôt de nouveaux faits fournirent un nouvel aliment à la curiosité et aux discussions. Des brigands firent leur apparition et répandirent la terreur dans tous les environs. Les dispositions prises contre eux restèrent sans résultat. Des vols plus audacieux les uns que les autres se succédèrent. Il n’y avait plus aucune sécurité sur les routes et dans lac villages. Plusieurs troïkas remplies de brigands parcouraient toute la province en plein jour, arrêtaient les voyageurs et la poste, se présentaient dans les villages, pillaient les propriétés et les incendiaient. Le chef de la bande était célèbre par son esprit, sa hardiesse et une certaine magnanimité.
On racontait de lui des merveilles. Le nom de Doubrovski était dans toutes les bouches ; tous étaient convaincus que lui et personne d’autre était le chef de ces hardis brigands. On s’étonnait seulement d’un fait : la propriété de Troiékourof était épargnée ; les brigands n’avaient chez lui pillé ni un hangar ni arrêté une charrette.
Avec son aplomb habituel Troiékourof attribuait cette exception à la peur qu’il avait su inspirer dans toute la province et aussi à la bonne police qu’il avait organisée dans ses villages. D’abord ses voisins riaient de son arrogance et chacun attendait le moment où les hôtes inattendus visiteraient Pokrovski où ils trouveraient de quoi profiter, mais, à la fin, ils furent obligés de convenir et d’avouer que les brigands lui témoignaient une estime incompréhensible. Troiékourof triomphait et, à la nouvelle de chaque brigandage de Doubrovski, se répandait en allusions sur le compte du gouverneur, des commissaires de police et des chefs de brigades de gendarmerie qui laissaient toujours Doubrovski impuni.
Cependant, le premier octobre, fête de la paroisse de Troiékourof, arriva. Mais, avant que nous entamions la description des faits ultérieurs, nous devons faire faire connaissance au lecteur de personnages, nouveaux pour lui, ou qu’on a mentionnés seulement au commencement de notre nouvelle.
Le lecteur a, sans doute, déjà deviné que la fille de Cyrille Pétrovitch, dont nous avons dit seulement quelques mots, est l’héroïne de notre nouvelle.
À l’époque décrite par nous, elle avait dix-sept ans et sa beauté était dans son épanouissement.
Son père l’aimait à la folie, mais la traitait avec l’humeur capricieuse qui lui était propre, tantôt s’efforçant de satisfaire ses caprices, tantôt l’effrayant par ses manières sévères et quelquefois cruelles. Sûr de son attachement pour lui, il n’avait jamais pu obtenir sa confiance.
Elle prit l’habitude de lui cacher ses sentiments et ses pensées, parce qu’elle ne pouvait jamais savoir sûrement comment il les prendrait.
Elle n’avait pas d’amie et avait grandi dans la solitude.
Les femmes et les jeunes filles des voisins venaient rarement chez Cyrille Pétrovitch, dont la conversation habituelle et les plaisirs exigeaient des compagnons masculins et l’absence de dames.
Ce n’est que rarement que notre belle paraissait au milieu des invités qui festoyaient chez Cyrille Pétrovitch.
L’immense bibliothèque, composée pour la plupart des œuvres des écrivains français du XVIIIe siècle, avait été mise à sa disposition.
Son père, qui n’avait jamais rien lu, sauf « La Cuisinière modèle », ne pouvait la guider dans le choix des livres et Macha, tout naturellement, après avoir feuilleté des œuvres de toute espèce, s’arrêta aux romans.
C’est de cette manière qu’elle compléta son éducation, commencée autrefois sous la direction de Mlle Michot, à laquelle Cyrille Pétrovitch témoignait une grande confiance et même de l’inclination, si bien qu’il fut enfin obligé de l’envoyer sans bruit dans une autre propriété, lorsque les suites de cette liaison devinrent trop visibles.
Mlle Michot avait laissé un assez agréable souvenir. C’était une bonne fille et jamais elle n’abusait de l’influence visible qu’elle avait sur Cyrille Pétrovitch, ce qui la distinguait des autres favorites changées fréquemment.
Cyrille Pétrovitch, lui-même, paraissait l’aimer plus que les autres, et un gamin aux yeux noirs, espiègle de neuf ans, qui rappelait les traits méridionaux de Mlle Michot, était élevé chez lui et reconnu comme son fils, malgré la foule de gamins pieds nus qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau à Cyrille Pétrovitch, et qui couraient devant ses fenêtres et étaient regardés comme serfs. Cyrille Pétrovitch fit venir de Moscou pour son petit Sacha[8], un précepteur français qui arriva à Pokrovski au moment des événements rapportés par nous.
Ce maître plut à Cyrille Pétrovitch par son extérieur agréable et ses manières simples. Il présenta à Cyrille Pétrovitch des certificats et une lettre d’un des parents de Troiékourof, chez lequel il avait été précepteur pendant quatre ans. Cyrille Pétrovitch examina le tout et fut mécontent seulement de la jeunesse du français, non pas parce qu’il pensait que cet agréable défaut est incompatible avec la patience et l’expérience, si nécessaires dans les fonctions ingrates de précepteur, mais parce qu’il avait des doutes qu’il résolut de lui exposer tout de suite. Pour cela il ordonna de faire venir Macha. Cyrille Pétrovitch ne parlait pas français et elle lui servait de traducteur.
— Viens ici, Macha, dis à ce monsieur que je l’accepte, mais à la condition qu’il n’osera pas rôder autour de mes jeunes filles, autrement ce fils de chien, je lui... traduis-lui cela, Macha.
Macha rougit et s’adressant au précepteur, elle lui dit en français que son père comptait sur sa modestie et sur sa bonne conduite.
Le Français salua et répondit qu’il espérait mériter leur estime, même si on lui refusait la bienveillance.
Macha traduisit textuellement sa réponse.
— Bien, bien, dit Cyrille Pétrovitch, il n’a besoin ni de bienveillance, ni d’estime. Son affaire est de surveiller Sacha et de lui apprendre la grammaire et la géographie... traduis-lui.
Marie Kirilovna adoucit dans sa traduction les grossières expressions de son père et Cyrille Pétrovitch envoya son Français dans l’aile du bâtiment où lui était désignée une chambre.
Macha ne fit pas la moindre attention au jeune Français. Pour elle, élevée dans les préjugés aristocratiques, le précepteur était un genre de domestique ou d’ouvrier, et domestiques comme ouvriers n’étaient pas des hommes pour elle.
Elle ne remarqua ni l’impression qu’elle avait produite sur M. Desforges, ni son embarras, ni son trouble, ni sa voix altérée.
Plusieurs jours ensuite elle le rencontra souvent sans l’honorer d’une grande attention. C’est d’une façon inattendue qu’elle eut de lui une tout autre idée.
Dans sa propriété, Cyrille Pétrovitch élevait ordinairement quelques ours et c’était l’un des plus grands plaisirs du propriétaire de Pokrovski. Quand ils étaient petits, les oursons étaient amenés journellement dans le salon où Cyrille Pétrovitch s’amusait avec eux des heures entières, les faisant lutter avec des chats et de petits chiens. Devenus grands, ils étaient enchaînés en attendant la véritable chasse à courre. Parfois on les amenait devant les fenêtres du château et on roulait pour eux un tonneau vide hérissé de clous. L’ours le flairait, puis doucement le touchait, se piquait la patte, se fâchait, le poussait de plus belle et le mal devenait plus fort. Il entrait dans une véritable rage, se jetait sur le tonneau avec un rugissement jusqu’à ce qu’on enlevât à la pauvre bête l’objet de sa rage inutile. Parfois, on attelait une paire d’ours à une carriole et, bon gré mal gré, on y asseyait les invités et on la lâchait à la grâce de Dieu. Mais sa plaisanterie préférée était la suivante.
Il enfermait parfois dans une chambre vide un ours affamé, attaché à un anneau dans le mur par une corde. La corde était presque de la longueur de la chambre, de sorte que seul le coin opposé pouvait être à l’abri des attaques du terrible animal. Le novice était ordinairement amené à la porte de cette chambre, on l’y poussait comme par hasard, on fermait la porte et la malheureuse victime restait en tête à tête avec l’ermite fourré. Le malheureux invité avec un pan de son habit déchiré, le bras écorché, trouvait bientôt le coin sans danger, mais parfois il était obligé de se tenir trois heures collé au mur et de voir l’animal en colère à deux pas de lui, sauter, se mettre sur ses pattes de derrière, grogner et faire tous ses efforts pour l’atteindre. Tels étaient les nobles plaisirs de ce gentilhomme russe !
Quelques jours après l’arrivée du précepteur, Troiékourof se ressouvint de lui et se disposa à lui faire goûter de la chambre à l’ours. Dans ce but, il le fit appeler un matin et le conduisit par des corridors obscurs ; tout à coup une porte de côté s’ouvrit, deux domestiques poussèrent le Français dans la chambre et l’y enfermèrent à clef. Revenu à lui le précepteur vit devant lui un ours attaché ; l’animal commença à flairer son visiteur de loin et tout à coup s’étant dressé sur ses pattes de derrière, il marcha droit à lui.... Le Français ne perdit pas son sang-froid, il ne recula pas et attendit l’attaque. L’ours approcha ; Desforges sortit de sa poche un petit pistolet, l’enfonça dans l’oreille de l’animal affamé et fit feu. L’ours tomba par terre. Tous accoururent, les portes s’ouvrirent. Cyrille Pétrovitch entra étonné du dénouement amené par sa plaisanterie.
Cyrille Pétrovitch voulait absolument éclaircir toute l’affaire. Qui avait prévenu Desforges de la plaisanterie préparée pour lui et pourquoi avait-il sur lui un pistolet chargé dans sa poche ? Il envoya chercher Marie. Celle-ci accourut et traduisit au Français les questions de son père.
— Je ne savais rien de l’ours, répondit Desforges, mais je porte toujours sur moi des pistolets, parce que je ne suis pas disposé à souffrir une offense pour laquelle, à cause de ma profession, je ne puis pas exiger de réparation.
Marie le regardait avec étonnement et traduisit ses paroles à Cyrille Pétrovitch. Celui-ci ne répondit rien, il donna l’ordre de retirer l’ours et de le dépecer ; ensuite se tournant vers ses gens il dit :
— Quel gaillard, il n’a pas eu peur, ma foi, il n’a pas eu peur.
À partir de ce moment, il commença à aimer Desforges et ne pensait plus à le mettre à l’épreuve.
Mais cet incident produisit une grande impression sur Marie Kirilovna. Son imagination était frappée : elle voyait l’ours mort et Desforges debout sur lui, causant tranquillement avec elle. Elle voyait que le courage et l’amour-propre orgueilleux n’appartiennent pas exclusivement à une caste et depuis lors elle commença à témoigner au jeune précepteur une estime qui d’heure en heure devint plus attentive. Entre eux s’établirent quelques rapports. Marie avait une jolie voix et de grandes capacités musicales ; Desforges s’offrit à lui donner des leçons. Ensuite, il n’est pas difficile au lecteur de deviner que Marie devint amoureuse de lui, sans toutefois se l’avouer encore à elle-même.
La veille de la fête, les invités commencèrent à arriver ; les uns s’installèrent dans la maison seigneuriale et dans les ailes, les autres chez l’intendant, d’autres chez le prêtre et d’autres enfin chez les paysans aisés ; les écuries étaient pleines de chevaux de route, les cours et les hangars étaient encombrés d’équipages divers. À neuf heures du matin on annonça la messe et tous se dirigèrent vers une église de pierre, construite par Cyrille Pétrovitch et ornée annuellement de ses libéralités. Il y avait une telle quantité de pénitents de marque que les simples paysans ne pouvaient trouver de place et se tenaient à l’entrée de l’église et sur le parvis. La messe n’était pas commencée ; on attendait Cyrille Pétrovitch. Il arriva en calèche à six chevaux et solennellement se rendit à sa place, accompagné de Marie Kirilovna. Les regards des hommes et des femmes se tournèrent vers elle, ceux-ci admiraient sa beauté, celles-là examinaient sa toilette avec attention. La messe commença ; les chantres chantaient au chœur, Cyrille Pétrovitch les accompagnait de la voix tout en priant, sans regarder ni à gauche, ni à droite et, lorsque le prêtre fit mention du fondateur du temple, il salua jusqu’à terre avec une humilité pleine d’orgueil. La messe finit, Cyrille Pétrovitch alla le premier baiser la croix. Tous le suivirent en foule ; les voisins s’avancèrent vers lui avec déférence, les dames entourèrent Marie. Cyrille Pétrovitch, en sortant de l’église, les invita tous à dîner chez lui, s’assit dans la calèche et se rendit à la maison. Tous le suivirent. Les appartements se remplirent d’invités ; à chaque instant entraient de nouvelles figures et avec effort se frayaient un passage jusqu’au maître de la maison. Les dames étaient assises en demi cercle, leurs toilettes étaient passées de mode, usées quoique riches et couvertes de pierres précieuses et de brillants ; les hommes se pressaient autour du caviar et de l’eau-de-vie, et causaient entre eux à grand bruit. Dans la salle, on mettait la table pour quatre-vingts couverts ; les domestiques allaient et venaient, plaçaient les bouteilles et les carafes et ajustaient les nappes. Enfin le maître d’hôtel annonçait : « Le dîner est servi. »
Cyrille Pétrovitch passa le premier pour s’asseoir à table ; après lui vinrent les dames qui, avec un air d’importance, choisirent leurs places en tenant compte d’une certaine ancienneté ; les demoiselles se pressaient comme un timide troupeau de biches et s’assirent l’une à côté de l’autre ; en face se placèrent plusieurs hommes ; au bout de la table s’assit le précepteur à côté du petit Alexandre.
Les domestiques commencèrent à servir en observant le rang des convives, et se guidaient, en cas de doute, sur les conjectures de Lavater et presque toujours sans faute.
Le bruit des assiettes et des cuillers se mêlait à la bruyante conversation des invités.
Cyrille Pétrovitch parcourait joyeusement des yeux sa tablée et jouissait de son hospitalité.
À ce moment une calèche attelée de six chevaux entra dans la cour.
— Qui est-ce ? demanda l’amphitryon.
— C’est Antoine Pafnoutitch, répondirent plusieurs personnes.
Les portes s’ouvrirent et Antoine Pafnoutitch Spitsyne, gros homme d’environ cinquante ans, au visage rond et grêlé, orné d’un triple menton, fit irruption dans la salle à manger en saluant, souriant et prêt à s’excuser.
— Un couvert ici ! cria Cyrille Pétrovitch. Sois le bienvenu, Antoine Pafnoutitch, assieds-toi, dis-nous donc ce que cela signifie, tu n’étais pas à ma messe et tu arrives en retard au dîner ? Je ne m’attendais pas à cela de toi, tu es religieux et tu aimes la bonne chère.
— Pardon, répondit Antoine Pafnoutitch en passant sa serviette dans la boutonnière de son cafetane[9] couleur pois, pardon, cher Cyrille Pétrovitch, je m’étais mis en route de bonne heure, mais je n’avais pas fait dix verstes[10] que la jante d’une de mes roues de devant s’est cassée, et alors que me restait-il à faire ? Heureusement, ce n’était pas loin d’un village ; pour traîner la voiture jusque-là, chercher le charron et tant bien que mal raccommoder tout, il m’a fallu trois heures, que pouvais-je faire ? Quant à prendre le plus court chemin à travers la forêt de Kistiénovka, je n’ai pas osé, j’ai fait le grand tour.
— Ah ! ah ! interrompit Cyrille Pétrovitch, l’on voit que tu n’es pas un brave à trois poils... Que crains-tu ?
— Comment, ce que je crains, cher Cyrille Pétrovitch ? mais c’est Doubrovski ; il ne fait pas bon tomber sous sa patte. Il ne manque jamais son coup, il n’épargne personne ; et de moi il aurait peut-être exigé double rançon.
— Pourquoi, cher ami, une telle distinction ?
— Comment, pourquoi, cher Cyrille Pétrovitch ? mais à cause du procès d’André Gavrilovitch. N’est-ce donc pas moi qui, pour vous satisfaire, c’est-à-dire en conscience et en toute justice, ai déposé que les Doubrovski possédaient Kistiénovka sans aucun droit et seulement par suite de votre indulgence, et le défunt — que Dieu ait son âme — avait promis de me faire mon affaire à sa manière ; aussi le fils tiendrait peut-être la parole de son père. Jusqu’à présent Dieu m’a protégé ; jusqu’à ce jour on a seulement pillé un hangar, mais on pourrait bien arriver jusqu’à ma maison.
— Et, dans la maison, ils en auront à gogo, remarqua Cyrille Pétrovitch ; j’y connais une cassette rouge bien pleine.
— Oh ! cher Cyrille Pétrovitch, elle était pleine, mais maintenant elle est tout à fait vide !
— Assez de blagues, Antoine Pafnoutitch. Nous vous connaissons... À quoi employer ton argent ? Chez toi tu vis comme un ours, tu ne reçois personne, tu gruges tes paysans, je sais bien que tu fais des économies.
— Vous voulez plaisanter, cher Cyrille Pétrovitch, marmotta Antoine Pafnoutitch en souriant ; mais, en vérité, nous sommes ruinés.
Et Antoine Pafnoutitch avala la plaisanterie avec un morceau de kouliébiak gras[11].
Cyrille Pétrovitch le laissa et s’adressa au nouveau commissaire de police qui, pour la première fois, était invité chez lui et était assis à l’autre bout de la table, à côté du précepteur :
— Eh bien, monsieur le commissaire, montre un peu ton adresse et pince-nous Doubrovski.
Le commissaire, confus, salua, sourit, bégaya et dit enfin :
— Nous ferons notre possible, votre Excellence.
— Hum ! notre possible ! Il y a longtemps que vous faites votre possible pour débarrasser notre contrée des malfaiteurs. Personne ne sait s’y prendre. Et, en vérité, pourquoi le prendre ? Les méfaits des Doubrovski sont des bienfaits pour les commissaires ; les patrouilles, les poursuites, les convois, sont autant de raisons de mettre de l’argent dans la poche. On ne le prendra pas ! Comment anéantir un tel bienfaiteur ? N’est-ce pas vrai, monsieur le commissaire ?
— C’est la pure vérité, votre Excellence, répondit le commissaire tout confus.
Les invités pouffaient de rire.
— J’aime la franchise de ce gaillard, dit Cyrille Pétrovitch. Je regrette le commissaire défunt ; si on ne l’avait pas brûlé vif, tout serait tranquille dans le canton. Que dit-on de Doubrovski ? Où l’a-t-on vu la dernière fois ?
— Chez moi, Cyrille Pétrovitch, cria une grosse voix de femme, mardi dernier il a dîné chez moi.
Tous les regards se tournèrent vers Anne Savichena Globova, veuve assez simple, que tout le monde aimait à cause de son caractère bon et gai. Tous se préparèrent à écouter son récit avec curiosité.
— Il faut vous dire qu’il y a trois semaines de cela, j’avais envoyé un employé porter à la poste une lettre pour mon fils Jean. Je ne le gâte pas, mon fils, et je ne suis pas en état de le gâter même si je le voulais ; cependant, vous savez vous-mêmes qu’un officier de la garde doit s’entretenir d’une manière convenable et je partage, comme je peux, mes revenus avec Jeannot. Je lui avais donc envoyé deux mille roubles ; bien que j’eusse pensé plus d’une fois à Doubrovski, je pensais en moi-même, la ville est proche, en tout sept verstes, Dieu me protégera. Que vois-je, le soir mon employé revient tout pâle, déchiré et à pied. En le voyant je poussai un cri : « Qu’est-ce ? que t’est-il arrivé ? »
Il me répond : « Chère patronne Anne Savichena, les malfaiteurs m’ont dépouillé, ils ont failli me tuer. Doubrovski lui-même était là, il voulait me pendre, mais il a eu pitié de moi et il m’a lâché, mais, en revanche, il m’a tout pris, le cheval et la voiture. » J’étais glacé d’effroi. Dieu du ciel ! que deviendra mon Jeannot ? Il n’y avait rien à faire, j’écrivis une nouvelle lettre, je lui racontai tout et je lui envoyai ma bénédiction sans un sou. Deux semaines s’écoulèrent. Un beau jour une calèche arrive dans ma cour. Un général demande la permission de me voir. Je le reçois. Un homme de trente-cinq ans environ, le teint basané, les cheveux noirs, portant la moustache et la barbe, en un mot, le vrai portrait de Kouinof entre dans mon salon ; il se présente comme l’ami et le collègue de feu mon mari Jean Andréiévitch. Il passait devant ma propriété et il ne pouvait pas ne pas s’arrêter chez la veuve de son ami, sachant que je vivais là. Je l’ai régalé le mieux que j’ai pu, je lui ai parlé de choses et d’autres et finalement de Doubrovski. Je lui ai raconté mon chagrin. Mon général a froncé le sourcil. « C’est bizarre, dit-il, j’ai ouï dire que Doubrovski n’attaquait pas tout le monde, mais seulement certains richards, qu’il partageait avec eux et qu’il ne les dépouillait pas entièrement. Et personne ne l’accuse d’assassinat ; n’y a-t-il pas là quelque friponnerie ? Faites donc appeler votre employé. »
On alla chercher l’employé. Il arriva.
À peine eût-il vu le général qu’il resta stupéfait. « Raconte-moi, mon ami, comment Doubrovski t’a dépouillé et comment il voulait te pendre. »
Mon employé se mit à trembler et tomba aux pieds du général.
— Cher petit père, je suis coupable, le péché m’a entraîné... j’ai menti.
— S’il en est ainsi, répondit le général, raconte donc à ta maîtresse comment tout cela est arrivé, j’écoute.
L’employé ne pouvait arriver à se souvenir.
— Eh bien, quoi, continua le général, raconte, où as-tu rencontré Doubrovski ?
— Aux deux pins, petit père, aux deux pins.
— Que t’a-t-il donc dit ?
— Il m’a demandé chez qui je servais, où j’allais et pourquoi.
— Eh bien et ensuite ?
— Ensuite il a exigé la lettre et l’argent. Eh bien je lui ai donné la lettre et l’argent.
— Et lui qu’a-t-il fait ?
— Eh bien, lui, il a... pardon, mon petit père.
— Eh bien et lui qu’a-t-il fait ?
— Il m’a rendu l’argent et la lettre en disant : que Dieu te garde ! porte cela à la poste.
— Eh bien !
— Mon petit père, je suis coupable !
— Je vais te faire ton affaire, mon gaillard, lui dit sévèrement le général et vous, madame, donnez l’ordre de fouiller dans la malle de ce gredin et confiez-le-moi, je lui donnerai une leçon. Sachez que Doubrovski était lui-même officier de la garde et qu’il ne voudrait pas offenser un collègue.
Alors je compris qui était ce général, il n’y avait pas à discuter avec lui.
Les cochers attachèrent mon employé au siège de la calèche ; on retrouva l’argent, le général dîna avec moi, ensuite il s’en alla et emmena avec lui l’employé que l’on trouva dans la forêt le lendemain nu comme un ver et attaché à un chêne.
Tous avaient écouté en silence le récit d’Anne Savichena, surtout les dames. Beaucoup d’entre elles en secret voulaient du bien à Doubrovski, voyant en lui un type de héros romanesque, et principalement Marie Kirilovna, à cause de son imagination ardente nourrie des horreurs mystérieuses de Radcliffe[12].
— Et toi, Anne Savichena, penses-tu que tu aies eu chez toi Doubrovski lui-même ? demanda Cyrille Pétrovitch, tu te trompes fort. Je ne sais pas qui était en visite chez toi, mais seulement ce n’était pas Doubrovski.
— Comment, mon cher, est-ce que cela ne pouvait pas être Doubrovski ? Mais alors qui donc, si ce n’est lui, s’en va arrêter les passants sur la grande route et les fouiller ?
— Je ne sais pas, mais ce n’est certainement pas Doubrovski. Je me le rappelle enfant ; je ne sais pas si ses cheveux ont noirci, alors c’était un enfant aux longues boucles blondes ; mais je sais pour sûr que Doubrovski est de cinq ans plus âgé que Marie et que par conséquent il n’a pas trente-cinq ans, mais environ vingt-trois.
— C’est exact, votre Excellence, s’écria le commissaire. J’ai dans ma poche le signalement de Vladimir Doubrovski. Il y est dit justement qu’il a vingt-trois ans.
— Ah ! dit Cyrille Pétrovitch, à propos, lisez ce signalement, nous écoutons. Ce ne sera pas mal de savoir son signalement, si nous le rencontrons par hasard, il ne nous échappera pas.
Le commissaire tira de sa poche une feuille de papier assez sale, l’ouvrit et majestueusement se mit à lire en traînant les mots :
— Signalement de Doubrovski, reconstitué d’après les indications de ses anciens serfs. Vingt-deux ans, taille moyenne, teint pur, se rase, yeux marrons, cheveux châtains, nez droit. Signes particuliers : aucun.
— Et c’est tout ? dit Cyrille Pétrovitch.
— C’est tout ! répondit le commissaire en repliant son papier.
— Je vous félicite M. le commissaire. Voilà un document ! D’après ce signalement il ne vous sera pas difficile de trouver Doubrovski. Qui donc n’est pas de taille moyenne, qui donc n’a pas les cheveux châtains, le nez droit et les yeux marrons ? Je parie que tu parleras trois heures avec Doubrovski sans te douter avec qui Dieu t’a fait rencontrer. Il n’y a rien à dire, elle est intelligente votre administration.
Le commissaire remit humblement son papier dans sa poche et, sans dire mot, se mit à manger son oie aux choux ; cependant les domestiques faisaient le tour de la table et versaient à boire à chacun. Plusieurs bouteilles de vin mousseux furent débouchées avec bruit et furent accueillies avec bienveillance sous le nom de Champagne ; les visages commençaient à rougir et les conversations devenaient plus bruyantes, plus décousues et plus joyeuses.
— Non, continua Cyrille Pétrovitch, nous ne reverrons jamais de commissaire comme feu Tarass Alexévitch ! Celui-là n’était ni un niais ni un badaud. C’est dommage qu’on l’ait brûlé vif le gaillard, autrement il n’aurait pas manqué un seul de toute la bande. Il les aurait tous pincés jusqu’au dernier et Doubrovski lui-même n’aurait pas échappé. Tarass Alexévitch aurait bien accepté de l’argent de lui, mais il ne l’aurait pas lâché. C’était son habitude. Il n’y a rien à faire que d’aller moi-même à la recherche des brigands avec mes gens. À la première occasion je prendrai une vingtaine d’hommes et ils nettoieront la forêt des brigands ; mes hommes ne sont pas peureux, chacun d’eux va seul à la chasse à l’ours, et devant les brigands ils ne reculeront pas.
— Votre ours est-il en bonne santé, cher Cyrille Pétrovitch, demanda Antoine Pafnoutitch, se souvenant de sa vieille connaissance velue et de certaines plaisanteries dont il avait été autrefois la victime.
— Micha[13] n’est plus, répondit Cyrille Pétrovitch, il est mort glorieusement de la main de l’ennemi. Voilà son vainqueur ! Cyrille montra le précepteur français, il t’a vengé... ne t’en déplaise... t’en souviens-tu ?
— Comment ne pas se souvenir ? dit Antoine Pafnoutitch en se grattant l’oreille, je m’en souviens très bien, Alors, Micha est mort, c’est dommage, en vérité c’est dommage ! comme il était amusant ! comme il était intelligent ! on n’en trouvera pas un autre comme lui. Et pourquoi monsieur l’a-t-il tué ?
Cyrille Pétrovitch avec une grande satisfaction se mit à raconter l’exploit de son Français, car il avait l’heureuse faculté de s’enorgueillir de tout ce qui l’entourait.
Les invités écoutaient avec attention le récit de la mort de Micha et, avec étonnement, considéraient Desforges qui, sans se douter que la conversation roulait sur son courage, était assis tranquillement à sa place et faisait des observations morales à son pétulant élève.
Le dîner, qui s’était prolongé pendant trois heures, prit fin ; l’amphitryon posa sa serviette sur la table, tous se levèrent et s’en allèrent dans le salon où les attendaient le café, les cartes et la continuation des libations si bien commencées dans la salle à manger.
Vers sept heures du soir, quelques invités voulaient partir, mais l’amphitryon, émoustillé par le punch, ordonna de fermer la porte cochère et annonça qu’il ne laisserait partir personne jusqu’au lendemain matin.
Bientôt la musique se fit entendre, les portes du salon s’ouvrirent et le bal commença.
L’amphitryon et ses intimes étaient assis dans un coin et buvaient verre sur verre en contemplant la gaieté de la jeunesse. Les dames âgées jouaient aux cartes. Il y avait moins de danseurs que de dames, comme partout où il n’y a pas de brigade de uhlans en garnison ; tous les hommes capables de danser étaient enrôlés. Le précepteur se distinguait entre tous ; toutes les demoiselles le choisissaient et trouvaient qu’avec lui on valsait très aisément. Il dansa plusieurs fois avec Marie Kirilovna et toutes les demoiselles les remarquaient en plaisantant. Enfin, vers minuit, l’amphitryon fatigué arrêta les danses, donna l’ordre de servir le souper et lui-même alla se coucher.
L’absence de Cyrille Pétrovitch donna à la société plus de liberté et d’animation ; les danseurs osèrent se placer à coté des dames ; les jeunes filles riaient et chuchotaient arec leurs voisins ; les dames causaient bruyamment d’un côté de la table à l’autre. Les hommes buvaient, discutaient et riaient aux éclats ; en un mot, le souper fut excessivement gai et laissa beaucoup d’agréables souvenirs après lui.
Seul, un invité ne prit pas part à la joie générale. Antoine Pafnoutitch était assis sombre et muet à sa place, mangeait distraitement et paraissait excessivement inquiet. Les conversations au sujet des brigands troublaient son imagination. Nous verrons bientôt qu’il avait une raison suffisante de les craindre.
Antoine Pafnoutitch ne mentait pas en prenant Dieu à témoin, que sa cassette rouge était vide ; elle l’était en effet : les billets de banque qu’il y gardait autrefois étaient passés dans un sac de cuir qu’il portait sur la poitrine sous sa chemise. Seule, cette précaution tranquillisait la méfiance qu’il avait pour tout le monde et sa crainte perpétuelle. Obligé qu’il était de passer la nuit dans une maison étrangère, il craignait qu’on ne lui donnât une chambre éloignée où les voleurs auraient pu facilement s’introduire ; il cherchait des yeux un compagnon sûr, et il choisit enfin Desforges. Son extérieur qui annonçait la force et plus encore le courage qu’il avait montré dans la rencontre avec l’ours, dont le pauvre Antoine Pafnoutitch ne pouvait se souvenir sans trembler, avaient guidé son choix. Lorsqu’on se leva de table, Antoine Pafnoutitch se mit à tourner autour du jeune Français, tout en toussant et enfin s’adressa à lui pour lui faire cette déclaration.
— Hem ! hem ! monsieur, ne peut-on pas passer la nuit dans votre chambre ? parce que, voyez-vous...
— Que désire monsieur ? demanda Desforges en saluant poliment.
— Ah, malheur ! monsieur, tu n’as pas encore appris le russe. Je veux, moi, chez vous coucher, comprends-tu ?
— Monsieur n’avez qu’à ordonner, répondit Desforges.
Antoine Pafnoutitch, très content de ses connaissances en langue française, s’en alla tout de suite donner des ordres.
Les invités prirent congé les uns des autres et chacun s’en alla dans la chambre qui lui était désignée ; et Antoine Pafnoutitch s’en alla avec le précepteur dans le corps de bâtiments séparé. La nuit était noire. Desforges éclairait le chemin avec une lanterne ; Antoine Pafnoutitch marchait derrière lui assez courageusement, pressant de temps en temps la somme cachée sur sa poitrine pour se convaincre que l’argent était encore sur lui.
Arrivé dans la chambre, le précepteur alluma une bougie et tous deux se mirent à se déshabiller ; cependant Antoine Pafnoutitch marchait dans la chambre et examinait les serrures et les fenêtres en hochant la tête pendant cet examen peu consolant. Les portes étaient fermées seulement par un verrou, les doubles fenêtres n’étaient pas encore en place[14]. Il aurait bien voulu s’en plaindre à Desforges, mais ses connaissances en langue française étaient trop limitées pour une explication si compliquée. Le Français ne comprit pas et Antoine Pafnoutitch fut contraint de taire ses plaintes. Les lits étaient l’un en face de l’autre ; tous deux se couchèrent et le précepteur souffla la bougie.
— Pourquoi vous soufflez ? Dormir je peux pas dans les ténèbres, s’écria Antoine Pafnoutitch dans un jargon moitié français, moitié russe.
Desforges ne comprit pas son exclamation et lui souhaita une bonne nuit.
— Maudit mécréant ! grommela Spitsyne en s’enveloppant dans sa couverture, il avait bien besoin de souffler la bougie. Et pour lui c’est plus mal. Je ne peux pas dormir sans lumière. Monsieur, monsieur, continua-t-il, je veux avec vous parler.
Mais le Français ne répondit pas et bientôt se mit à ronfler.
— Il ronfle cet animal de Français, pensait Antoine Pafnoutitch, et moi je n’ai pas envie de dormir, je crains que les voleurs ne viennent par la porte ouverte ou qu’ils n’entrent par la fenêtre et lui, l’animal, on ne le réveillera pas à coups de canon.
— Monsieur ! monsieur ! que le diable l’emporte !
Antoine Pafnoutitch se tut ; la fatigue et le fumet des vins peu à peu prirent le dessus sur sa frayeur, il s’endormit et bientôt un sommeil profond s’empara de lui complètement.
Un réveil étrange l’attendait. Il sentait dans son sommeil que quelqu’un le tirait doucement par l’échancrure de sa chemise. Antoine Pafnoutitch ouvrit les yeux et, à la pâle clarté du matin d’automne, il vit devant lui Desforges : le Français en chemise tenait d’une main un pistolet de poche et de l’autre détachait le sac sacré. Antoine Pafnoutitch s’évanouit.
— Qu’est-ce que c’est, monsieur, qu’est-ce que c’est ? dit-il d’une voix tremblante.
— Plus bas ! taisez-vous ! répondit le précepteur dans le russe le plus pur, taisez-vous ou vous êtes perdu ! Je suis Doubrovski.
Maintenant nous allons demander au lecteur la permission de lui expliquer les derniers épisodes de notre nouvelle par les circonstances qui ont précédé et que nous n’avons pas encore raconté.
À la station de ***, dans la maison du maître de poste dont nous avons déjà parlé, était assis dans un coin, un voyageur dont l’air humble et patient annonçait un étranger, c’est-à-dire un homme dont la voix n’avait aucune influence à la station de poste. Sa carriole était dans la cour attendant qu’on la graissât. Il y avait dedans une petite valise, preuve de fortune assez maigre. Le voyageur ne se commandait ni thé, ni café, il regardait par la fenêtre et sifflait, au grand déplaisir de la femme du maître de poste qui était assise derrière la cloison.
— Dieu nous a envoyé un siffleur, disait-elle à demi-voix, ah, comme il siffle ! qu’il crève, ce mécréant maudit.
— Eh bien quoi ? dit le maître de poste, quel malheur y a-t-il ? qu’il siffle !
— Quel malheur ? répondit l’épouse en colère, est-ce que tu ne sais donc pas le proverbe ?
— Quel proverbe ? Celui qui siffle chasse l’argent ? Eh, ma chère Pakhomovna, chez nous comment chasser ce qui n’y est pas, nous n’avons jamais d’argent.
— Laisse-le partir, Sidoritch. Quel plaisir as-tu de le retenir. Donne-lui des chevaux et qu’il s’en aille au diable.
— Il attendra, Pakhomovna ; à l’écurie il n’y a que trois attelages de troïka[15], le quatrième attelage se repose. J’ai peur qu’il ne vienne de riches voyageurs ; je ne veux pas me compromettre à cause de ce Français. Voilà ! justement ! on arrive au galop ! hé, hé et lestement encore ! n’est-ce pas un général ?
Une voiture s’arrêta au perron. Un domestique descendit du siège, ouvrit la portière et une minute après un jeune homme vêtu d’un manteau militaire et coiffé d’une casquette blanche entra chez le maître de poste ; derrière lui venait un domestique qui portait une cassette qu’il plaça sur le rebord de la fenêtre.
— Des chevaux ! cria l’officier d’une voix impérative.
— Tout de suite ! répondit le maître de poste, vous désirez des chevaux de route.
— J’ai moi-même des chevaux de route. Je change de direction... Est-ce que tu ne me reconnais pas ?
Le maître de poste fit l’empressé et s’élança pour presser les cochers.
Le jeune homme se mit à se promener de long en large dans la chambre, passa de l’autre côté de la cloison et demanda bas à la femme du maître de poste :
— Quel est ce voyageur ?
— Dieu seul le sait, répondit la femme du maître de poste, c’est un Français ; voilà déjà cinq heures qu’il attend des chevaux et siffle. Il m’ennuie ce maudit.
Le jeune homme se mit à parler français avec le voyageur.
— Où allez-vous, lui demanda-t-il ?
— À la ville voisine, répondit le Français, et de là je me rendrai chez un propriétaire foncier qui, sans me connaître, m’a engagé en qualité de précepteur. Je pensais arriver aujourd’hui, mais M. le maître de poste, je crois, en a décidé autrement. Dans cette contrée, il est difficile de trouver des chevaux, M. l’officier.
— Et chez quel propriétaire foncier vous rendez-vous, demanda l’officier ?
— Chez Troiékourof, répondit le Français.
— Chez Troiékourof ? Qui est-il ce Troiékourof ?
— Ma foi, monsieur, j’ai entendu peu de bien de lui. On raconte que c’est un monsieur orgueilleux et original qui traite ses domestiques avec une telle cruauté que personne ne peut vivre avec lui, que tous tremblent à son seul nom et qu’avec les précepteurs il ne prend pas de gants.
— Comment ! et vous avez pris la résolution d’aller chez ce monstre ?
— Que faire, M. l’officier ? Il me propose de jolis appointements, trois mille roubles par an et l’entretien. Peut-être serai-je plus heureux que les autres. J’ai ma vieille mère à laquelle j’envoie la moitié de mes appointements ; avec le reste, je peux en cinq ans ramasser un petit capital suffisant pour mon indépendance dans l’avenir, alors, bonsoir, je pars pour Paris et je me lancerai dans le commerce.
— Quelqu’un vous connaît-il dans la maison de Troiékourof, demanda-t-il ?
— Personne, répondit le précepteur, il m’a fait venir de Moscou par l’entremise d’un de ses amis qui a un de mes compatriotes pour cuisinier et qui m’a recommandé. Il faut vous dire que je ne me préparais pas à être précepteur, mais à être confiseur ; mais l’on m’a dit que dans votre pays la profession de précepteur était sans contredit plus avantageuse.
L’officier devint pensif.
— Écoutez, interrompit-il, si, au lieu de cet avenir, l’on vous proposait dix mille roubles en argent comptant, à la condition de vous rendre à Paris immédiatement.
Le Français regarda l’officier avec étonnement, sourit et hocha la tête.
— Les chevaux sont prêts ! dit le maître de poste qui entrait.
Le domestique confirma la même chose.
— Tout de suite, répondit l’officier, sortez pour un instant.
Le maître de poste et le domestique sortirent.
— Je ne plaisante pas, continua-t-il toujours en français, je puis vous donner dix mille roubles ; il me faut seulement vos papiers et votre absence.
À ces mots il ouvrit une cassette et en sortit quelques paquets de billets de banque.
Le Français écarquilla les jeux. Il ne savait que penser.
— Mon absence... mes papiers, répétait-il avec étonnement, voici mes papiers... mais vous plaisantez ? pourquoi vous donner mes papiers ?
— Ce n’est pas votre affaire. Je vous demande si vous consentez oui on non ?
Le Français, sans en croire ses oreilles, tendit ses papiers au jeune officier qui les parcourut vivement.
— Votre passeport... bien ; une lettre de recommandation... voyons ; un extrait de naissance... parfait. Eh bien voilà votre argent, repartez. Adieu.
Le Français restait immobile comme cloué. L’officier revint.
— J’allais oublier le plus important : donnez-moi votre parole d’honneur que tout cela restera entre nous... votre parole d’honneur.
— Ma parole d’honneur, répondit le Français, mais mes papiers ? que puis-je faire sans eux ?
— Dans la première ville venue, déclarez que vous avez été dépouillé par Doubrovski. On vous croira et l’on vous donnera les certificats nécessaires. Adieu ; que Dieu vous aide à arriver vite à Paris et à trouver votre mère en bonne santé.
Doubrovski sortit de la chambre, monta en voiture et partit au galop.
Le maître de poste regardait par la fenêtre et quand la voiture fut partie, il dit à sa femme en s’exclamant :
— Pakhomovna ! sais-tu qui c’était ? mais c’était Doubrovski.
La femme du maître de poste se jeta à la hâte vers la fenêtre, mais il était trop tard : Doubrovski était déjà loin. Elle se mit à gronder son mari.
— Tu ne crains pas Dieu, pourquoi ne m’as-tu pas dit cela avant, j’aurais au moins regardé Doubrovski et maintenant attends qu’il vienne de nouveau. Tu es sans conscience, vraiment sans conscience !
Le Français restait encore immobile comme cloué. Cette convention avec l’officier, l’argent, tout lui paraissait un songe. Mais les paquets de billets de banque étaient là dans sa poche et lui affirmaient éloquemment la réalité de cet incident étonnant.
Il résolut de louer des chevaux jusqu’à la ville. Le postillon le conduisit au pas et l’amena la nuit en ville. Avant d’arriver aux portes où, à la place de la sentinelle, était une guérite renversée, le Français ordonna d’arrêter, descendit de voiture et s’en alla à pied, après avoir expliqué par signet au postillon qu’il lui donnait la voiture et la valise en pourboire. Le postillon fut aussi étonné de cette générosité que le Français lui-même l’avait été de la proposition de Doubrovski. Mais tirant conclusion de cela que cet Allemand était devenu fou, le postillon remercia avec un salut profond et considérant comme inutile d’entrer en ville, il se dirigea vers une maison borgne dont le propriétaire était son ami. Là il passa toute la nuit, et le lendemain matin il revint chez lui sur un de ses trois chevaux, sans voiture et sans valise, le visage enflé et les yeux rouges.
Muni des papiers du Français, Doubrovski sa présenta hardiment, comme nous l’avons déjà vu, chez Troiékourof et s’installa chez lui. Quelles étaient ses secrètes intentions, nous le saurons après, mais dans sa conduite il n’y avait rien de blâmable. À la vérité, il s’occupait peu de l’instruction du petit Sacha, lui donnait pleine liberté de polissonner et ne le punissait pas sévèrement au sujet des leçons qu’il lui donnait à apprendre seulement pour la forme, mais en revanche il suivait avec une grande attention les progrès de Marie en musique et souvent des heures entières restait au piano avec elle. Tous aimaient le jeune précepteur : Cyrille Pétrovitch, à cause de son agilité audacieuse à la chasse, Marie Kirilovna, à cause de son application sans bornes et son attention servile, Sacha, à cause de son indulgence pour ses espiègleries, les domestiques, à cause de sa bonté et de sa générosité, visiblement peu d’accord avec sa fortune. Lui-même paraissait attaché à toute la famille et se comptait déjà comme membre de cette famille.
Depuis son entrée dans la maison en qualité de précepteur jusqu’au jour mémorable de la fête patronale il s’était passé environ un mois et personne ne soupçonnait que sous les dehors du jeune Français modeste se cachait le terrible brigand dont le nom remplissait d’horreur tous les propriétaires des environs. Pendant tout ce temps Doubrovski ne quitta pas Pokrovski, mais le bruit de ses brigandages ne s’arrêtait pas, grâce à l’imagination inventive des villageois ; mais peut-être aussi que sa bande continuait ses opérations même pendant l’absence du chef.
Passant la nuit dans la même chambre qu’un homme qu’il aurait pu regarder comme son ennemi personnel et le principal coupable de son malheur, Doubrovski ne put résister à la tentation. Il connaissait l’existence du sac et résolut de s’en emparer. Nous avons vu comme il étonna le pauvre Antoine Pafnoutitch par sa transformation subite de précepteur en brigand.
Plusieurs jours se passèrent sans aucun fait mémorable. La vie des habitants de Pokrovski était monotone. Cyrille Pétrovitch allait chaque jour à la chasse ; la lecture, les promenades, les leçons de musique occupaient Marie Kirilovna, surtout les leçons de musique. Elle commençait à comprendre son propre cœur et avouait avec dépit qu’il n’était pas indifférent aux mérites du jeune Français. Lui, de son côté, ne sortait pas des limites du respect et des sévères convenances, et de la sorte, tranquillisait sa fierté et ses doutes craintifs. Elle, avec une confiance de plus en plus croissante, s’abandonnait à son habitude séduisante. Elle s’ennuyait sans Desforges ; quand il était là, elle s’occupait continuellement de lui, voulait savoir son opinion sur tout et était toujours d’accord avec lui. Peut-être n’était-elle pas encore amoureuse ; mais, au premier obstacle fortuit ou au moindre revers inattendu du sort, les flammes de la passion devaient embraser son cœur.
Un jour, arrivée dans la salle où l’attendait son professeur, Marie Kirilovna remarqua avec étonnement un trouble sur son visage pâle. Elle ouvrit le piano, chanta quelques mesures, mais Doubrovski, sous prétexte qu’il avait mal à la tête, s’excusa, interrompit la leçon, rangea les morceaux de musique et lui remit une lettre en cachette.
Marie Kirilovna, sans avoir le temps de réfléchir, prit cette lettre et s’en repentit immédiatement ; mais Doubrovski n’était déjà plus dans la salle. Marie Kirilovna s’en alla dans sa chambre, ouvrit la lettre et lut ce qui suit :
« Soyez ce soir, à sept heures, dans le kiosque près du ruisseau, il m’est indispensable de vous parler. »
Sa curiosité était fortement éveillée. Elle attendait depuis longtemps cet aveu, le désirant et le craignant. Il lui était agréable d’écouter la confirmation de ce qu’elle devinait elle-même ; et elle comprenait que c’eût été pour elle inconvenant d’écouter une pareille explication d’un homme qui, à cause de son rang, ne pouvait jamais espérer recevoir sa main. Elle résolut d’aller au rendez-vous, mais était indécise seulement sur un point : comment devait-elle accepter l’aveu du précepteur ; était-ce avec une colère aristocratique, avec un encouragement amical, avec de gaies plaisanteries ou encore avec un mutisme complet ?
Cependant elle regardait continuellement sa montre.
La nuit vint, on apporta des bougies.
Cyrille Pétrovitch se mit à jouer au boston avec des voisins qui étaient arrivés ; la pendule de la salle à manger sonna six heures trois quarts, et Marie Kirilovna sortit doucement sur le perron, regardant de tous les côtés et puis elle courut au jardin.
La nuit était noire, le ciel était couvert de nuages, il était impossible de rien voir à deux pas ; mais Marie Kirilovna marchait dans l’obscurité par des chemins connus, et une minute après elle arrivait au kiosque ; là elle s’arrêta pour reprendre haleine et se présenter devant Desforges avec l’air indifférent et calme. Mais Desforges était déjà devant elle.
— Je vous remercie, lui dit-il d’une voix douce et triste, de ne pas avoir repoussé ma prière. J’aurais été au désespoir si vous n’aviez pas consenti.
Marie Kirilovna répondit avec une phrase préparée d’avance :
— J’espère que vous ne me ferez pas regretter mon indulgence.
Il se tut, paraissant faire un effort sur lui-même.
— Les circonstances exigent... je dois vous quitter, dit-il enfin ; bientôt, peut-être, vous entendrez... mais avant de vous quitter, je dois moi-même avoir une explication avec vous.
Marie Kirilovka ne répondit rien. Dans ces paroles elle voyait la préface de l’aveu attendu.
— Je ne suis pas ce que vous pensez, continua-t-il en baissant la tête, je ne suis pas le Français Desforges, je suis Doubrovski.
Marie Kirilovna poussa un cri.
— Ne craignez rien, pour l’amour de Dieu, vous ne devez pas craindre mon nom. Oui, je suis le malheureux que votre père a privé de son pain, qu’il a chassé de sa maison paternelle et qu’il a envoyé voler sur les grands chemins. Mais vous n’avez rien à craindre ni pour lui, ni pour vous. Tout est fini... je lui ai pardonné, vous l’avez sauvé. Mon premier exploit sanglant devait s’accomplir à son détriment. Je marchais autour de sa maison pour indiquer où mettre le feu, comment entrer dans sa chambre et lui couper toute retraite ; à ce moment, vous êtes passée près de moi comme une vision céleste et mon cœur a été dompté. J’ai compris que la maison où vous habitez est sacrée, qu’aucun être lié avec vous par les liens du sang n’est passible de ma malédiction. J’ai renoncé à la vengeance comme à une folie. Des jours entiers je me suis promené autour des jardins de Pokrovski, dans l’espoir de voir de loin votre robe blanche. Dans vos promenades imprudentes, je vous suivais, caché dans les broussailles, heureux de penser que pour vous il n’y avait pas de danger là où j’étais secrètement. Enfin, une occasion s’est présentée... je me suis installé dans votre maison. Ces trois semaines sont pour moi des semaines de bonheur ; leur souvenir sera la consolation de ma triste vie... Aujourd’hui, j’ai reçu la nouvelle qu’il m’est impossible de rester plus longtemps ici. Je vous quitte aujourd’hui, tout de suite... Mais avant, je devais vous découvrir mon secret pour que vous ne me maudissiez pas et pour que vous ne me méprisiez pas. Pensez quelquefois à Doubrovski. Sachez qu’il était né pour une autre condition, que son cœur savait vous aimer, et que jamais...
Un fort coup de sifflet se fit alors entendre et Doubrovski se tut. Il saisit sa main et y appuya ses lèvres brûlantes. Le coup de sifflet se fit de nouveau entendre.
— Pardonnez-moi, dit Doubrovski, on m’appelle ; une minute peut me perdre.
Il recula... Marie Kirilovna resta immobile. Doubrovski revint et de nouveau lui prit la main.
— Lorsque le malheur vous atteindra, si vous n’avez ni secours ni protection à attendre de qui que ce soit, promettez-moi dans ce cas de vous adresser à moi et d’exiger de moi tout pour votre délivrance ? Promettez-vous de ne pas repousser mon dévouement ?
Marie Kirilovna pleurait en silence. Le sifflet se fit entendre une troisième fois.
— Vous me perdez ! s’écria Doubrovski, je ne vous quitterai pas tant que vous ne m’aurez pas donné une réponse, promettez-vous oui ou non ?
— Je promets, murmura la pauvre fille.
Troublée par son rendez-vous avec Doubrovski, Marie Kirilovna revint du jardin. Il lui semblait qu’il y avait beaucoup de monde dans la cour. Au perron il y avait une troïka, les gens couraient de tous côtés, la maison était sens dessus dessous ; de loin elle entendit la voix de Cyrille Pétrovitch et se dépêcha d’entrer dans la chambre, de crainte que son absence ne fut remarquée.
Dans le salon elle rencontra Cyrille Pétrovitch ; les invités entouraient le commissaire, notre vieille connaissance, et l’accablaient de questions. Le commissaire en costume de voyage, armé jusqu’aux dents, répondait avec un air mystérieux et affairé.
— Ou étais-tu, Macha ? demanda Cyrille Pétrovitch, as-tu vu M. Desforges ?
Marie put à peine répondre négativement.
— Figure-toi, continua Cyrille Pétrovitch, que le commissaire est venu l’arrêter et il m’affirme que c’est Doubrovski lui-même.
— Tout le signalement, votre Excellence, dit avec respect le commissaire.
— Ah ! mon ami, interrompit Cyrille Pétrovitch, va t’en, tu sais où, avec ton signalement. Je ne te livrerai pas mon Français, tant que je n’aurai pas éclairci l’affaire moi-même. Comment peut-on croire sur parole Antoine Pafnoutitch, ce peureux et ce paysan, il a rêvé que le précepteur voulait le dépouiller. Pourquoi ne m’a-t-il rien soufflé de cela le lendemain matin...
— Le Français lui a fait peur, votre Excellence, répondit le commissaire et l’a fait jurer qu’il se tairait.
— Mensonge, répondit Cyrille Pétrovitch, tout de suite je vais tirer l’affaire au clair. Où est le précepteur ? demanda-t-il à un domestique qui entrait.
— On ne le trouve nulle part, répondit le domestique.
— Alors qu’on le cherche ! s’écria Troiékourof qui commençait à avoir des doutes.
— Montre-moi ton fameux signalement, dit-il au commissaire qui tout de suite lui tendit le papier.
— Hem ! hem ! vingt-trois ans, etc. C’est vrai, mais cela ne prouve encore rien. Où est le précepteur ?
— On ne le trouve pas, répondit-on de nouveau.
Cyrille Pétrovitch commençait à se tourmenter ; Marie Kirilovna était plus morte que vive.
— Tu es pâle, Macha, remarqua son père, est-ce qu’on t’a effrayée ?
— Non, petit père, répondit Macha, j’ai mal à la tête.
— Va dans ta chambre, Macha, et ne t’inquiète pas.
Marie lui baisa la main et s’en alla vite dans sa chambre ; là elle se jeta sur son lit et se mit à sangloter dans un accès d’hystérie. Les servantes accoururent, la déshabillèrent de force, la calmèrent avec de l’eau froide et avec toutes sortes d’élixirs ; on la coucha et elle s’endormit.
Cependant on ne trouvait pas le Français. Cyrille Pétrovitch marchait de long en large dans la chambre en sifflant l’air : « Que le bruit de la victoire retentisse. » Les invités chuchotaient entre eux : le commissaire était tout penaud ; on ne trouvait pas le Français. Probablement il avait eu le temps de se cacher après avoir été prévenu. Mais par qui et comment, cela restait secret.
Onze heures sonnèrent et personne ne pensait à dormir. Enfin Cyrille Pétrovitch dit en colère au commissaire :
— Eh bien, quoi, tu ne vas pas rester ici jusqu’au jour, ma maison n’est pas une auberge. Ce n’est pas avec ton agilité que tu prendras Doubrovski, si c’est lui. Allez vous-en chez vous et une autre fois soyez plus prompt. Et vous aussi il est temps d’aller à la maison, continua-t-il en s’adressant aux invités. Faites atteler, je veux dormir.
C’est ainsi que Troiékourof prit cavalièrement congé de ses invités.
Quelque temps s’était écoulé sans aucun événement important. Mais au commencement de l’été suivant, il y avait eu beaucoup de changements dans la vie de famille de Cyrille Pétrovitch.
À treize verstes de lui se trouvait la riche propriété du prince Véreiski.
Le prince avait habité longtemps l’étranger ; la propriété était régie par un major en retraite et il n’existait aucun rapport entre Pokrovski et Arbatof. Mais, à la fin de mai, le prince revint de l’étranger et arriva dans sa propriété qu’il n’avait jamais vue. Habitué aux distractions, il ne put supporter cette solitude et le troisième jour après son retour, il vint dîner chez Troiékourof qu’il avait connu autrefois.
Le prince avait environ cinquante ans, mais il paraissait plus âgé. Les excès de toute sorte avaient affaibli sa santé et avaient mis sur lui une empreinte ineffaçable. Malgré cela son extérieur était agréable, remarquable et l’habitude qu’il avait d’être toujours en société lui donnait une certaine amabilité, surtout avec les femmes. Il avait un besoin continuel de distractions et s’ennuyait toujours. Cyrille Pétrovitch fut excessivement content de sa visite, qu’il regardait comme une marque de respect de la part d’un homme qui connaissait le monde. Selon son habitude, il lui fit les honneurs de ses bâtiments et le conduisit dans son chenil.
Mais le prince faillit étouffer dans l’atmosphère empestée des chiens et se dépêcha de sortir en se bouchant le nez avec son mouchoir parfumé. Le jardin à l’ancienne mode avec les tilleuls taillés, son bassin carré et ses allées régulières ne lui plurent pas ; il aimait les jardins anglais et ce qu’on appelle la nature, mais il loua et admira tout. Un domestique vint annoncer que le dîner était prêt. Ils allèrent dîner. Le prince boitait un peu, fatigué par sa promenade et déjà se repentait de sa visite.
Mais dans la salle à manger Marie Kirilovna vint au devant d’eux et le vieux galant fut frappé de sa beauté. Troiékourof fit asseoir son hôte à côté d’elle. Le prince, émoustillé par sa présence, fut gai et réussit plusieurs fois à attirer son attention par ses récits curieux.
Après le dîner, Cyrille Pétrovitch lui proposa de faire une promenade à cheval, mais le prince s’excusa en montrant ses souliers de velours et en plaisantant sur sa goutte.
Il proposa de faire la promenade en voiture pour ne pas se séparer de sa gentille interlocutrice. On attela la voiture. Les vieux et la jeune beauté s’assirent tous les trois et l’on partit. La conversation ne cessa pas un instant. Marie Kirilovna écoutait avec plaisir les compliments flatteurs et joyeux de l’homme du monde, quand tout à coup Véreiski s’adressant à Cyrille Pétrovitch, lui demanda ce que c’était que cette construction incendiée et si elle lui appartenait. Cyrille Pétrovitch fronça le sourcil : les souvenirs que lui rappelaient cette maison incendiée ne lui étaient pas agréables. Il répondit que la terre était maintenant à lui et qu’auparavant elle appartenait à Doubrovski.
— Doubrovski ? répéta Véreiski, comment, à ce célèbre brigand ?
— À son père, répondit Troiékourof, oui et son père était aussi un brigand.
— Où est donc notre Rinaldo ? Est-il pris, est-il vivant ?
— Il est vivant et libre. À propos, prince, Doubrovski a été chez toi, à ***.
— Oui, l’année dernière, il a, je crois, brûlé quelque chose ou pillé. N’est-il pas vrai, Marie Kirilovna, qu’il serait curieux de faire plus ample connaissance avec ce héros romanesque ?
— Qu’y a-t-il de curieux, dit Troiékourof, elle le connaît. Il lui a donné des leçons de musique pendant trois semaines et, Dieu merci, il ne s’est pas fait payer les leçons.
Alors Cyrille Pétrovitch se mit à raconter le récit de son faux Français précepteur. Marie Kirilovna était au supplice. Véreiski après avoir écouté avec une profonde attention, trouva cela très étrange et changea de conversation. En rentrant, il ordonna de faire avancer sa voiture et, malgré les prières réitérées de Cyrille Pétrovitch qui lui disait de passer la nuit chez lui, il partit tout de suite après le thé, mais cependant auparavant il invita Cyrille Pétrovitch à venir lui rendre visite avec Marie Kirilovna, et l’orgueilleux Troiékourof promit, car eu égard au titre de prince, à ses deux décorations et aux trois mille serfs de sa propriété paternelle, il regardait, jusqu’à un certain point, le prince comme son égal.
Deux jours après sa visite, Cyrille Pétrovitch partit en visite avec sa fille, chez le prince Véreiski. En arrivant à Arbatof, il ne put s’empêcher d’admirer les maisons gaies et propres des paysans et la maison seigneuriale en pierre, construite dans le goût des châteaux anglais. Devant la maison s’étalait une prairie verte et épaisse dans laquelle paissaient des vaches suisses dont les clochettes tintaient. Un grand parc entourait la maison de tous côtés. L’amphitryon vint au devant de ses invités sur le perron et tendit la main à la jeune beauté. Elle entra dans une magnifique salle dans laquelle une table à trois couverts était servie. Le prince conduisit ses invités à la fenêtre, et devant eux s’ouvrit un magnifique panorama. Devant les fenêtres coulait la Volga, sur laquelle passaient des barques chargées, aux voiles enflées, et descendaient des bateaux de pêche. Derrière le fleuve s’étendaient des collines et des champs ; quelques villages égayaient le paysage. Puis ils examinèrent la galerie de tableaux achetés par le prince à l’étranger. Le prince expliqua à Marie Kirilovna leurs diverses qualités, leur sujet ainsi que l’histoire des peintres, et fit remarquer leurs qualités et leurs défauts. Il parla des tableaux, non pas dans le langage pédant et convenu des connaisseurs, mais avec sentiment et imagination. Marie Kirilovna l’écoutait avec plaisir. Ils se mirent à table. Troiékourof rendit toute justice aux vins de son amphitryon et au talent de son cuisinier, Marie Kirilovna ne sentait ni la moindre confusion, ni le moindre trouble en conversant avec cet homme qu’elle voyait pour la deuxième fois. Après le dîner, l’amphitryon proposa à ses invités de venir au jardin. Ils burent le café dans le kiosque au bord du large lac parsemé d’îles. Tout à coup un orchestre se fit entendre et un bateau à six rames s’avança jusqu’au kiosque.
Ils se promenèrent sur le lac, autour des îles, dont ils visitèrent quelques-unes ; sur l’une ils trouvèrent une statue de marbre, sur l’autre une caverne isolée, sur la troisième un monument avec une inscription mystérieuse qui piqua la curiosité féminine de Marie Kirilovna, non entièrement satisfaits des réticences polies du prince.
Le temps passa inaperçu. Il commença à faire nuit. Le prince, sous prétexte de la fraîcheur et du serein, se dépêcha de rentrer à la maison ; le samovar les attendait. Le prince pria Marie Kirilovna de faire les honneurs dans sa maison de vieux garçon. Elle versa le thé tout en écoutant les récits inépuisables de l’aimable conteur. Tout à coup un coup partit, et une raquette éclaira le ciel... Le prince présenta un châle à Marie Kirilovna et l’invita avec Troiékourof à venir sur le balcon. Devant la maison, dans l’obscurité, des feux de couleurs différentes s’allumèrent, se mirent à tourner, s’élevèrent en l’air en gerbes, se mirent à couler en fontaines, à tomber en pluie d’étoiles, s’éteignant et se rallumant de nouveau. Marie Kirilovna était gaie comme un enfant. Le prince Véreiski était joyeux de son ravissement et Troiékourof était excessivement content de lui, car il regardait tous les frais du prince comme une marque de respect et du désir qu’il avait de lui plaire.
Le souper, dans son ordonnance, ne le céda en rien au dîner. Les invités se rendirent dans les chambres préparées pour eux, et le lendemain matin quittèrent leur aimable amphitryon, après lui avoir donné la promesse de revenir le voir bientôt.
Marie Kirilovna était assise dans sa chambre et faisait de la tapisserie au métier, devant la fenêtre ouverte. Elle ne mélangeait pas les soies, comme l’amante de Conrad qui, dans sa distraction amoureuse avait brodé une rose en soie verte. Sous son aiguille le canevas répétait sans erreur les dessins de l’original ; malgré cela ses idées ne suivaient pas son travail, elles étaient loin.
Tout à coup une main se tendit par la fenêtre, quelqu’un posa sur le métier une lettre et disparut avant que Marie Kirilovna eût eu le temps de comprendre. À ce moment même un domestique vint à elle et la pria d’aller trouver Cyrille Pétrovitch.
Toute tremblante elle cacha la lettre sous son fichu et se hâta d’aller voir son père dans son cabinet.
Cyrille Pétrovitch n’était pas seul. Le prince Véreiski était assis à côté de lui. Quand Marie Kirilovna apparut, le prince se leva et la salua en silence avec un sentiment de trouble nouveau pour lui.
— Viens ici, Macha, dit Cyrille Pétrovitch, je vais te dire une nouvelle qui, j’espère, te réjouira. Voilà ton fiancé : le prince demande ta main.
Macha resta stupéfaite, une pâleur mortelle couvrit son visage. Elle se tut. Le prince s’approcha d’elle, prit sa main, et avec émotion, lui demanda si elle consentait à faire son bonheur. Macha se taisait.
— Elle consent, certainement, elle consent, dit Cyrille Pétrovitch, mais tu sais, prince, qu’il est difficile à une jeune fille de dire ce mot. Eh bien, enfants, embrassez-vous et soyez heureux.
Macha restait immobile, le vieux prince lui baisa la main, tout à coup les larmes coulèrent sur son pâle visage. Le prince fronça le sourcil légèrement.
— Va, va, s’écria Cyrille Pétrovitch, sèche tes pleurs et reviens-nous gaie. Toutes elles pleurent aux fiançailles, continua-t-il, en s’adressant à Véreiski, c’est leur habitude. Maintenant, prince, parlons de l’affaire, c’est-à-dire de la dot.
Marie Kirilovna profita avec empressement de la permission de se retirer. Elle courut dans sa chambre, s’y enferma et donna libre cours à ses larmes, à la pensée de devenir la femme du vieux prince ; il lui parut tout à coup repoussant et odieux. Le mariage lui faisait peur, c’était pour elle l’échafaud, le tombeau !... « Non, non ! répétait-elle au désespoir, plutôt le couvent, j’épouserai plutôt Doubrovski. » À ce moment elle se souvint de sa lettre et se mit à la lire avec avidité, pressentant qu’elle était de lui. En effet, elle était écrite par lui, et contenait seulement les mots suivants :
« Ce soir, à dix heures, à la place habituelle. »
La lune brillait ; la nuit dans la campagne était tranquille ; de temps à autre un zéphir s’élevait et un doux frémissement parcourait tout le jardin.
Comme une ombre légère, la jeune beauté s’avançait vers le lieu du rendez-vous. On ne voyait encore personne ; tout à coup, de derrière le kiosque, Doubrovski sortit et apparut devant elle.
— Je sais tout, lui dit-il d’une voix douce et triste ; rappelez-vous votre promesse.
— Vous me proposez votre protection, répondit Marie, mais ne vous fâchez pas, elle m’effraye. De quelle manière me porterez-vous secours ?
— Je pourrais vous débarrasser de l’homme que vous haïssez.
— Pour l’amour de Dieu, ne le touchez pas, n’osez pas le toucher, si vous m’aimez, je ne veux pas être la cause d’une horreur quelconque.
— Je ne le toucherais pas, votre désir est sacré pour moi. Il vous doit la vie. Jamais il ne sera commis de crime en votre nom. Vous devez être pure même au milieu de mes crimes. Mais comment vous sauverai-je de votre cruel père ?
— Il y a encore un espoir, j’espère le toucher par mes larmes et mon désespoir. Il est têtu, mais il m’aime tant.
— N’espérez pas en vain. Dans ces pleurs il ne verra que la crainte et le dégoût habituels aux jeunes filles qui se marient non par amour, mais par calcul prudent ; mais s’il lui prend l’idée de faire votre bonheur malgré vous-même ? Si pour toujours l’on vous force à vous marier, pour livrer votre sort aux mains d’un mari infirme ?
— Alors, alors il n’y aura rien d’autre à faire, venez me chercher, je serai votre femme.
Doubrovski tressaillit ; son pâle visage se couvrit d’une rougeur pourprée et aussitôt devint plus pâle qu’auparavant. Il se tut longtemps en baissant la tête.
— Prenez votre courage à deux mains, implorez votre père, jetez-vous à ses pieds ; représentez-lui toute l’horreur de l’avenir, votre jeunesse flétrie auprès d’un vieillard faible et dépravé ; dites-lui que la richesse ne vous donnera pas une minute de bonheur ; le faste peut consoler de la pauvreté mais seulement pour un moment par suite de la nouveauté ; ne le laissez pas en repos, n’ayez peur ni de sa colère, ni de ses menaces, tant qu’il vous restera une ombre d’espoir ; pour l’amour de Dieu, ne quittez pas la partie. Et, s’il ne vous reste plus d’autre moyen, prenez la résolution d’une cruelle explication : dites-lui que, s’il reste inexorable, alors... alors vous trouverez un terrible défenseur...
À ce moment, Doubrovski se couvrit le visage de ses mains ; il paraissait suffoquer. Macha pleurait.
— Que mon sort est malheureux ! dit-il en soupirant amèrement ; pour vous, j’aurais donné ma vie ; vous voir de loin, toucher votre main, c’était pour moi une ivresse ; et quand pour moi s’offre l’occasion de vous presser sur mon cœur ému, et de vous dire : je suis à toi pour la vie, pauvre que je suis ! je dois fuir le bonheur, je dois le repousser de toutes mes forces ! Je n’ose pas tomber à vos pieds, et remercier le ciel de sa récompense incompréhensible et imméritée. Oh ! comme je dois haïr celui..... mais je sens que maintenant dans mon cœur il n’y a pas de place pour la haine.
Il serra doucement dans ses bras sa taille élancée, et l’attira doucement sur son cœur. Avec confiance, elle pencha la tête sur l’épaule du jeune brigand, tous deux se taisaient... le temps fuyait.
— Il est temps, dit enfin Macha.
Doubrovski parut sortir d’un profond sommeil.
Il prit sa main et lui mit un anneau au doigt.
— Si vous vous décidez à avoir recours à moi, dit-il, apportez cet anneau ici et laissez-le tomber dans le creux de ce chêne ; je saurai ce que j’ai à faire.
Doubrovski lui baisa la main et disparut derrière les arbres.
Les fiançailles du prince Véreiski n’étaient plus un secret pour les voisins. Cyrille Pétrovitch recevait les félicitations à cette occasion ; le mariage se préparait. Macha reculait de jour en jour l’explication décisive.
Cependant ses rapports avec son vieux fiancé étaient froids et tendus. Le prince ne s’en préoccupait pas, il ne sollicitait pas son amour, content de son consentement tacite.
Mais le temps s’écoula. Enfin Macha résolut d’agir et écrivit une lettre au prince Véreiski. Elle s’efforça d’éveiller en lui des sentiments magnanimes ; elle lui avoua franchement qu’elle n’avait pas pour lui le moindre attachement ; le supplia de refuser sa main et de la protéger lui-même contre le pouvoir paternel. Elle remit en secret sa lettre au prince Véreiski. Celui-ci la lut à l’écart et ne fut pas touché du tout par la franchise de sa fiancée. Au contraire, il vit la nécessité de précipiter le mariage et, pour cela, il jugea nécessaire de montrer la lettre à son futur beau-père.
Cyrille Pétrovitch entra en fureur ; le prince avec peine le convainquit de ne pas laisser voir à Marie qu’il était prévenu de la lettre. Cyrille Pétrovitch consentit à ne pas lui en parler, mais résolut de ne pas perdre de temps et fixa la noce pour le lendemain. Le prince trouva cela très prudent, alla trouver sa fiancée et lui dit que sa lettre l’avait fort attristée, mais qu’il espérait avec le temps mériter son attachement ; que l’idée de se séparer d’elle lui était trop pénible et qu’il n’avait pas la force de consentir à sa condamnation à mort. Puis il lui baisa la main avec respect et partit sans lui avoir dit un seul mot de la décision de Cyrille Pétrovitch.
Mais à peine était-il parti que son père entra et lui ordonna tout net d’être prête pour le lendemain. Marie Kirilovna déjà émue par l’explication avec le prince Véreiski, fondit en larmes et se jeta aux pieds de son père.
— Petit père ! s’écria-t-elle d’une voix plaintive, petit père ! ne me perdez pas, je n’aime pas le prince, je ne veux pas être sa femme.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? dit sévèrement Cyrille Pétrovitch, jusqu’à présent tu te taisais et tu consentais et maintenant, quand tout est décidé, tu t’es mis dans la tête de faire des caprices et de refuser. Ne fais pas de folies, de cette manière tu ne gagneras rien avec moi.
— Ne me perdez pas ! répondit la pauvre Macha, pourquoi me chassez-vous loin de vous et me livrez-vous à un homme que je n’aime pas ? est-ce que je vous suis à charge ? Je veux rester avec vous comme auparavant. Cher père ! vous serez triste sans moi, et plus triste encore quand vous penserez que je suis malheureuse. Petit père, ne me forcez pas, je ne veux pas me marier.
Cyrille Pétrovitch fut touché, mais il cacha son trouble et la repoussa en lui disant sévèrement :
— Tout cela ce sont des sornettes, entends-tu ? je sais mieux que toi, ce qu’il faut pour ton bonheur. Tes pleurs ne t’aideront pas, ton mariage aura lieu après-demain.
— Après-demain ! s’écria Macha, mon Dieu ! Non, non, c’est impossible, cela ne sera pas ! cher père, écoutez, si vous êtes résolu à me perdre, je trouverai un défenseur auquel vous ne pensez pas ; vous verrez, vous serez effrayé de ce que vous m’aurez contrainte de faire.
— Quoi ? quoi ? dit Troiékourof, des menaces ! des menaces à moi ? insolente fillette ! Sais-tu que je ferai de toi, ce à quoi tu ne penses pas. Tu oses me menacer, friponne ! Nous verrons quel sera ce défenseur.
— Vladimir Doubrovski, répondit Macha au désespoir.
Cyrille Pétrovitch pensa qu’elle était devenue folle et la regarda avec étonnement.
— Bien ! lui dit-il, après un silence, attends qui tu voudras, comme sauveur, mais pour le moment, reste dans ta chambre et tu n’en sortiras que pour la noce.
À ces mots Cyrille Pétrovitch sortit et ferma la porte derrière lui.
La pauvre jeune fille pleura longtemps, se représentant tout ce qui l’attendait ; mais l’explication violente avait déchargé son cœur et elle put plus tranquillement penser à son sort et à ce qu’il fallait faire. Le principal pour elle était de se débarrasser du mariage qu’elle ne pouvait souffrir ; le sort de la femme de bandit lui paraissait être le paradis, auprès du sort qu’on lui fixait. Elle regarda la bague que lui avait laissée Doubrovski. Elle désirait ardemment le voir en tête à tête et encore une fois avant le moment décisif se consulter avec lui longuement. Un pressentiment lui disait que le soir, elle trouverait Doubrovski au jardin près du kiosque, elle résolut d’aller l’y attendre. Aussitôt qu’il commença à faire nuit, Macha fit ses préparatifs, mais sa porte était fermée à clef. La femme de chambre lui répondit derrière la porte, que Cyrille Pétrovitch avait ordonné de ne pas la laisser sortir. Elle était aux arrêts. Profondément offensée, elle s’assit près de la fenêtre et y resta jusqu’à la nuit profonde, sans se déshabiller, regardant immobile le ciel sombre. Au point du jour elle s’endormit, mais son léger sommeil fut alarmé par des visions tristes et les rayons du soleil levant la réveillèrent.
Elle s’éveilla et sa première pensée fut toute l’horreur de sa situation. Elle sonna, la femme de chambre entra, et à ses questions elle répondit que Cyrille Pétrovitch était parti le soir à *** et était revenu tard, qu’il avait donné l’ordre formel de ne pas la laisser sortir de sa chambre et de surveiller que personne ne parlât avec elle ; que, d’ailleurs, on ne voyait aucuns préparatifs spéciaux pour la noce, sauf qu’il avait été ordonné au pope[16] de ne quitter le village sous aucun prétexte. Après ces nouvelles, la femme de chambre quitta Marie Kirilovna et de nouveau ferma la porte à clef.
Ces paroles avaient exaspéré la jeune prisonnière. Sa tête bouillait, son sang s’agitait ; elle résolut de faire tout savoir à Doubrovski et se mit à chercher un moyen de faire porter l’anneau dans le creux du vieux chêne. À ce moment un caillou frappa sa fenêtre, la vitre résonna, Marie Kirilovna regarda dans la cour et vit le petit Sacha qui lui faisait des signes. Elle connaissait l’attachement qu’il avait pour elle et en fut réjouie. Elle ouvrit la fenêtre :
— Bonjour, Sacha, pourquoi m’appelles-tu ?
— Je suis venu, petite sœur, pour savoir si vous n’avez pas besoin de quelque chose. Papa est fâché et il a défendu à toute la maison de vous obéir ; mais ordonnez-moi de faire ce que vous désirez et pour vous je ferai tout.
— Merci, mon cher Sacha. Écoute, tu connais le vieux chêne creux qui est près du kiosque ?
— Je le connais, petite sœur.
— Eh bien, si tu m’aimes, cours-y vite et mets cette bague dans le creux ; mais regarde bien que personne ne te voie.
À ces mots elle lui jeta la bague et ferma la fenêtre.
Le petit garçon ramassa la bague, s’élança à toutes jambes et en trois minutes fut auprès du vieil arbre. Là, il s’arrêta, essoufflé, regarda de tous côtés et posa l’anneau dans le creux. Ayant terminé son affaire sans encombres, il voulait tout de suite revenir en informer Marie Kirilovna, quand tout à coup un gamin roux et en haillons s’élança de derrière le kiosque vers le chêne et enfonça la main dans le creux. Sacha, plus rapide qu’un écureuil, s’élança sur lui et le saisit des deux mains.
— Que fais-tu là ? lui demanda-t-il sévèrement.
— Ce n’est pas ton affaire, répondit le gamin tout en s’efforçant de se débarrasser de lui.
— Laisse cette bague, rousseau, lui cria Sacha, ou je te ferai ton affaire.
Pour toute réponse, celui-ci lui donna un coup de poing en pleine figure ; mais Sacha ne le lâcha pas et cria de toutes ses forces : « Au voleur ! au voleur ! Ici, par ici ! »
Le gamin faisait tous ses efforts pour se débarrasser de lui. Il était visiblement plus âgé que Sacha de deux ans et beaucoup plus fort que lui ; mais Sacha était plus adroit. Ils luttèrent quelques minutes ; enfin le rousseau prit le dessus. Il renversa Sacha par terre et le saisit à la gorge.
Mais à ce moment une main forte saisit ses cheveux roux hérissés et le jardinier Étienne le souleva à un mètre de terre.
— Ah ! bête rousse, dit le jardinier, comment oses-tu battre le petit monsieur ?
Sacha réussit à se relever et à réparer son désordre.
— Tu m’as saisi sous le bras, dit-il, sans quoi tu ne m’aurais jamais renversé. Rends tout de suite la bague et va-t’en.
— Comment ? répondit le rousseau.
Et tout à coup, tournant sur place, il délivra ses cheveux hérissés de la main d’Étienne. Il se mit à courir, mais Sacha le rattrapa, le poussa dans le dos et le gamin tomba tout de son long. Le jardinier le saisit de nouveau et l’attacha avec sa ceinture.
— Rends la bague ! s’écria Sacha.
— Attends, maître, dit Étienne, nous allons le conduire à l’intendant pour qu’il le châtie.
Le jardinier conduisit son prisonnier à la maison seigneuriale, mais Sacha l’accompagnait tout inquiet en regardant son pantalon déchiré et taché de vert par l’herbe. Tout à coup, tous trois se trouvèrent devant Cyrille Pétrovitch qui allait regarder son écurie.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il à Étienne.
Étienne, en quelques mots, décrivit tout l’incident.
Cyrille Pétrovitch l’écouta avec attention.
— Toi, polisson, dit-il en s’adressant à Sacha, pourquoi t’es-tu commis avec lui ?
— Il a volé la bague dans le creux de l’arbre, papa, ordonnez-lui de la rendre.
— Quelle bague ? dans quel creux d’arbre ?
— Oui, Marie Kirilovna m’avait... mais la bague...
Sacha devint confus, se troubla ; Cyrille Pétrovitch fronça le sourcil et dit en branlant la tête :
— Dans cette affaire, Marie Kirilovna est mêlée. Avoue-moi tout ou je te fouetterai de verges si bien que tu ne reconnaîtras personne.
— En vérité, papa, je.... papa.... Marie Kirilovna ne m’a rien ordonné, papa.
— Étienne ! va me couper une belle verge fraîche en bouleau.
— Attendez, papa, je vais vous raconter tout. Aujourd’hui je courais dans la cour, ma sœur Marie Kirilovna a ouvert sa fenêtre et j’ai accouru vers elle, et ma sœur a laissé tomber par hasard sa bague et je l’ai cachée dans le creux de l’arbre... et... ce rousseau voulait la voler.
— Elle l’a laissé tomber par hasard, tu voulais la cacher... Étienne ! va chercher les verges.
— Papa, attendez, je vais vous raconter tout. Ma sœur Marie Kirilovna m’a ordonné de courir au chêne et de mettre la bague dans le creux ; j’ai couru et j’ai placé la bague, puis ce méchant garçon...
Cyrille Pétrovitch se tourna vers le méchant garçon et lui demanda avec sévérité :
— Au service de qui es-tu ?
— Je suis au service de M. Doubrovski, répondit-il.
Le visage de Cyrille Pétrovitch se rembrunit.
— Je crois que tu ne me reconnais pas comme maître ici, bien. Et que faisais-tu dans mon jardin ?
— Je volais des framboises.
— Ah, ah, tel maître, tel valet ; et les framboises chez moi poussent sur les chênes ? où as-tu vu cela ?
Le garçon ne répondit rien.
— Papa, donnez-lui l’ordre de rendre la bague, dit Sacha.
— Tais-toi, Alexandre ! répondit Cyrille Pétrovitch, n’oublie pas que je vais te régler ton affaire. Va-t-en dans ta chambre. Toi, loucheur, tu me fais l’effet d’un gaillard qui n’est pas un niais ; si tu m’avoues tout, je ne te donnerai pas le fouet et même je te donnerai cinq kopecks pour acheter des noix. Rends la bague et va-t-en.
Le gamin ouvrit les mains et montra qu’il n’avait rien.
— Je vais faire de toi ce que tu n’attends pas. Eh bien !
Le gamin ne répondit pas un mot et restant debout la tête baissée il prit l’air d’un véritable imbécile.
— Bien, dit Cyrille Pétrovitch, enfermez-le quelque part et veillez qu’il ne se sauve pas ou bien je vous écorche tout vifs.
Étienne conduisit le gamin dans le colombier, l’y enferma et confia à la fille de basse-cour Agathe le soin de le surveiller.
— Il n’y a plus le moindre doute, elle a conservé des relations avec ce maudit Doubrovski. Est-ce possible qu’elle l’ait appelé à son aide ? pensait Cyrille Pétrovitch en marchant dans la chambre, sifflant de colère : « Que le bruit de la victoire se répande. » Au moins je suis tombé sur ses traces et il ne nous échappera pas. Nous profiterons de cette occasion... Ah ! une clochette, Dieu merci, c’est le commissaire. Qu’on amène ici le gamin qu’on a pris !
À ce moment une carriole arriva dans la cour et le commissaire que nous connaissons entra dans la chambre, tout couvert de poussière.
— Bonne nouvelle ! dit Cyrille Pétrovitch, j’ai pris Doubrovski.
— Dieu merci, votre Excellence ! dit le commissaire avec l’air réjoui, où est-il ?
— C’est-à-dire pas Doubrovski, mais un de sa bande. On va l’amener tout de suite. Il nous aidera à attraper son chef. Le voilà, on l’amène.
Le commissaire qui s’attendait à voir un terrible brigand fut étonné en voyant un gamin de treize ans d’assez faible constitution. Tout perplexe, il s’adressa à Cyrille Pétrovitch et attendit une explication. Cyrille Pétrovitch se mit à raconter l’incident du matin sans faire allusion cependant à Marie Kirilovna.
Le commissaire l’écoutait attentivement, regardant par instant le jeune gredin qui, contrefaisant l’imbécile, paraissait ne faire aucune attention à tout ce qui se passait autour de lui.
— Permettez, votre Excellence, que je vous parle en tête à tête, dit enfin le commissaire.
Cyrille Pétrovitch le conduisit dans une autre chambre et ferma la porte derrière lui.
Une demi heure après ils revinrent dans le salon où le prisonnier attendait la décision sur son sort.
— Monsieur voulait, lui dit le commissaire, t’enfermer dans la prison municipale, te faire fouetter de verges et t’envoyer ensuite en Sibérie, mais j’ai pris ta défense et j’ai obtenu ton pardon. Détachez-le !
On détacha le gamin.
— Remercie monsieur, lui dit le commissaire.
Le gamin s’approcha de Cyrille Pétrovitch et lui embrassa la main.
— Va-t-en à la maison, lui dit Cyrille Pétrovitch, et à l’avenir ne vole plus de framboises dans le creux des arbres.
Le gamin sortit, sauta gaiement du perron et sans regarder derrière lui se mit à courir à travers les champs, dans la direction de Kistiénovka. Arrivé au village il s’arrêta à une chaumière presque en ruines, la première au coin et frappa à la fenêtre. Celle-ci s’ouvrit et une vieille apparut.
— Grand’mère, du pain ! dit le gamin, je n’ai rien mangé depuis le matin, je meurs de faim.
— Ah ! c’est toi Mitia[17], qu’est-ce que tu es donc devenu, petit démon ? lui répondit la vieille.
— Je te le raconterai après, grand’mère, pour l’amour de Dieu, du pain !
— Entre donc dans la chaumière.
— Je n’ai pas le temps, grand’mère, je dois courir à un endroit. Du pain, pour l’amour de Dieu, du pain.
— Quel turbulent, murmura la vieille, tiens en voilà un morceau, et elle lui tendit un morceau de pain noir par la fenêtre.
Le gamin y mordit avidement et, tout en mangeant, se rendit plus loin au pas.
Il commençait à faire nuit ; Mitia traversait les granges et les jardins potagers pour se rendre à la forêt de Kistiénovka. Arrivé à deux pins qui étaient comme les gardiens de la forêt, il s’arrêta, regarda tout autour de lui, lança un coup de sifflet perçant et saccadé et écouta ; un léger et prolongé coup de sifflet se fit entendre en réponse, quelqu’un sortit de la forêt et s’avança vers lui.
Cyrille Pétrovitch marchait de long en large dans son salon et, plus fort que d’habitude, sifflait son air favori. Toute la maison était en mouvement ; les domestiques couraient, les femmes de chambre étaient affairées ; dans la remise les cochers attelaient la calèche. Dans la cour le peuple faisait foule. Dans le cabinet de toilette de la jeune fille, devant le miroir, une dame entourée de servantes ornait Marie Kirilovna pâle et immobile ; sa tête était langoureusement inclinée sous le poids des brillants ; elle frissonnait légèrement quand la main maladroite la piquait, mais elle se taisait en regardant dans le miroir d’un air stupide.
— Est-ce bientôt fini ? demanda à la porte la voix de Cyrille Pétrovitch.
— Tout de suite ! répondit la dame.
— Marie Kirilovna levez-vous, regardez si c’est bien.
Marie Kirilovna se leva et ne répondit rien. Les portes s’ouvrirent.
— La fiancée est prête, dit la dame à Cyrille Pétrovitch, donnez l’ordre de faire avancer la calèche.
— Que Dieu te protège ! répondit Cyrille Pétrovitch, en prenant l’image sainte qui était sur la table, avance avec moi, Macha, lui dit-il d’une voix émue, je te bénis...
La pauvre jeune fille tomba à ses pieds et se mit à sangloter.
— Papa... papa... dit-elle en pleurs et sa voix étouffait.
Cyrille Pétrovitch se dépêcha de la bénir ; on la souleva et on la porta presque jusqu’à la calèche. À côté d’elle s’assit la mère par procuration et une des servantes. Elles allèrent à l’église. Là, le fiancé les attendait déjà. Il sortit à la rencontre de sa fiancée et fut frappé de sa pâleur et de son étrange aspect. Ils entrèrent ensemble dans l’église froide et vide ; derrière eux on ferma les portes. Le prêtre s’avança en avant de l’autel et commença.
Marie Kirilovna ne voyait rien, n’entendait rien ; elle pensait à la même idée depuis le matin : elle attendait Doubrovski ; l’espoir ne la quittait pas une minute. Mais, quand le prêtre lui adressa la question habituelle, elle tressaillit et perdit connaissance, cependant elle hésitait encore, elle attendait. Le prêtre sans attendre sa réponse prononça les paroles irrévocables.
La cérémonie était terminée. Elle sentit le froid baiser de son désagréable mari ; elle entendit les flatteuses félicitations des assistants et cependant ne pouvait pas encore croire que sa vie était rivée pour toujours et que Doubrovski ne viendrait pas la délivrer. Le prince lui adressa des paroles aimables, elle ne les comprit pas ; ils sortirent de l’église ; sur le parvis les paysans de Pokrovski étaient groupés. Son regard les parcourut vivement et de nouveau elle montra la précédente insensibilité. Les jeunes mariés s’assirent ensemble dans la calèche et partirent pour *** où déjà s’était rendu Cyrille Pétrovitch pour les recevoir.
En tête à tête avec sa jeune femme, le prince ne fut pas peu troublé par son air froid. Il ne se mit pas à l’ennuyer par des explications fades et par un enthousiasme ridicule ; ses paroles étaient simples et n’exigeaient pas de réponse. C’est de la sorte qu’ils parcoururent environ dix verstes ; les chevaux passaient vivement sur les mottes de terre du chemin vicinal et la calèche ne cahotait presque pas sur ses ressorts anglais. Tout à coup on entendit des cris, la calèche s’arrêta et une troupe de gens armés l’entoura. Un homme masqué ouvrit la portière du côté où était assise la jeune princesse et lui dit :
— Vous êtes libre, sortez.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria le prince, qui es-tu ?
— C’est Doubrovski, répondit la princesse.
Le prince, sans perdre sa présence d’esprit, sortit de sa poche de côté un pistolet de voyage et tira sur le brigand masqué. La princesse cria et avec terreur se couvrit le visage de ses deux mains. Doubrovski fut blessé à l’épaule, le sang coulait. Le prince, sans perdre une minute, sortit un autre pistolet. Mais on ne lui donna pas le temps de tirer ; la portière s’ouvrit et quelques puissantes mains le sortirent de voiture et saisirent le pistolet. Au-dessus de sa tête brillèrent des poignards.
— Ne le touchez pas ! s’écria Doubrovski, et ses sombres complices reculèrent.
— Vous êtes libre, continua Doubrovski en s’adressant à la pâle princesse.
— Non ! répondit-elle, trop tard ! je suis mariée, je suis la femme du prince Véreiski.
— Que dites-vous ? s’écria Doubrovski au désespoir, non ! vous n’êtes pas sa femme, vous avez été contrainte, vous n’avez jamais pu consentir...
— J’ai consenti, j’ai promis, répliqua-t-elle avec fermeté, le prince est mon mari, donnez l’ordre de le délivrer et laissez-moi avec lui. Je ne vous ai pas trompé, je vous ai attendu jusqu’à la dernière minute... mais maintenant, je vous le dis, il est trop tard. Laissez-nous partir.
Mais Doubrovski ne l’entendait plus, le mal que lui causait sa blessure et les fortes émotions le privaient de sa force. Il tomba à côté de la roue ; les brigands l’entourèrent. Il eut le temps de leur dire quelques mots ; ils le mirent à cheval, deux d’entre eux le soutenaient, le troisième prit la bride du cheval et tous s’en allèrent d’un autre côté laissant la calèche au milieu de la route, les gens attachés, les chevaux dételés, mais sans rien prendre et sans avoir répandu une seule goutte de sang pour venger leur chef.
Au milieu d’une forêt épaisse, dans une étroite clairière, s’élevait une petite fortification en terre, composée d’un fossé et d’un rempart, derrière lesquels se trouvaient quelques huttes et baraques. Dans la cour il y avait une quantité de gens que, d’après leurs costumes différents et, d’après leur armement, on pouvait prendre pour des brigands ; ils dînaient, assis sans chapeau autour du chaudron fraternel.
Sur le rempart, à côté d’un petit canon était une sentinelle assise à la turque. Ce brigand mettait une pièce à l’un de ses vêtements, maniant l’aiguille avec une adresse qui indiquait un tailleur habile et, de temps à autre, regardait de tous les côtés. Bien que la cuillère passât plusieurs fois de mains en mains, un étrange silence régnait dans cette troupe ; les brigands finirent de dîner ; l’un après l’autre ils se levèrent et firent leur prière ; quelques-uns se retirèrent dans les huttes et les autres se répandirent dans la forêt ou s’allongèrent pour faire un somme suivant la coutume russe.
La sentinelle termina son travail, secoua ses fourrures, admira sa pièce, piqua son aiguille sur la manche, s’assit à cheval sur le canon et se mit à chanter à tue-tête la vieille chanson mélancolique :
« Ne fais pas un bruit, forêt verte, notre mère nourricière. »
À ce moment, la porte d’une des huttes s’ouvrit et une vieille en bonnet blanc, habillée proprement et avec affectation se montra sur le seuil.
— Assez, Étienne, lui dit-elle en colère, le maître se repose et tu cries à gorge déployée ; vous n’avez ni conscience, ni pitié.
— Pardon, Pétrovna, répondit Étienne, c’est bien, je ne chanterai plus ; que notre patron se repose et se guérisse.
La vieille s’en alla et Étienne se mit à se promener sur le rempart.
Dans la hutte d’où était sortie la vieille, Doubrovski blessé reposait sur un lit de camp, derrière un rideau. Devant lui, sur un guéridon, étaient ses pistolets, et son sabre était pendu au-dessus de sa tête. La hutte était ornée de riches tapis ; dans un coin, il y avait une toilette de femme en argent et un trumeau. Doubrovski tenait à la main un livre ouvert, mais ses yeux étaient fermés, et la vieille, qui l’avait regardé de derrière le rideau, ne pouvait pas savoir s’il était endormi ou s’il était seulement plongé dans ses réflexions.
Tout à coup Doubrovski tressaillit. Dans la forteresse, l’alarme était donnée et Étienne passa sa tête par la fenêtre.
— Maître, Vladimir Andréiévitch, s’écria-t-il, les nôtres font signe qu’on nous cherche.
Doubrovski sauta à bas du lit, saisit son fusil et sortit de la hutte. Les brigands à grand bruit se réunissaient dans la cour ; à son apparition, il se fit un profond silence.
— Tout le monde est-il là ? demanda Doubrovski.
— Tous sont là, sauf les guetteurs, répondit-on.
— À vos places ! cria Doubrovski.
Et chaque brigand se mit à son poste.
À ce moment, trois guetteurs accoururent aux portes. Doubrovski alla à leur rencontre.
— Qu’est-ce ? demanda-t-il.
— Il y a des soldats dans la forêt, répondirent-ils, on nous cerne.
Doubrovski ordonna de fermer les portes, et lui-même alla examiner le canon. Dans la forêt, on entendait quelques voix qui s’approchaient.
Les brigands attendaient en silence.
Tout à coup, trois ou quatre soldats sortirent de la forêt et tout de suite se retirèrent en tirant des coups de feu pour prévenir leurs camarades.
— Préparez-vous au combat, dit Doubrovski.
Et, parmi les brigands, le bruit recommença, puis de nouveau se tut.
Alors, on entendit le bruit du détachement qui avançait ; les fusils brillaient entre les arbres ; environ cent cinquante soldats sortirent de la forêt et se lancèrent sur le retranchement en criant. Doubrovski approcha la mèche ; le coup fut heureux, il enleva la tête à un soldat et en blessa deux autres. Les soldats se troublèrent ; mais l’officier s’élança en avant, les soldats le suivirent et coururent au fossé. Les brigands tiraient sur eux des coups de fusil et de pistolet et défendaient, la hache à la main, le rempart sur lequel montaient les soldats furieux d’avoir laissé vingt de leurs camarades blessés dans le fossé. Un combat corps à corps commença. Les soldats étaient déjà sur le rempart, les brigands commençaient à reculer ; mais Doubrovski s’approcha de l’officier, le visa à la poitrine et fit feu. L’officier tomba à la renverse, plusieurs soldats le saisirent dans leurs bras et s’empressèrent de l’emporter dans la forêt ; les autres, privés de chef, s’arrêtèrent. Les brigands encouragés profitèrent du trouble de cette minute, les attaquèrent et les repoussèrent dans le fossé ; les assiégeants prirent la fuite ; les brigands les pourchassèrent en criant. La victoire fut décisive. Doubrovski, convaincu de la destruction complète de l’ennemi, les arrêta, s’enferma dans la forteresse, doubla les sentinelles, interdit à quiconque de s’éloigner et ordonna de recueillir les blessés.
Ces derniers incidents attirèrent l’attention du gouvernement sur les audacieux brigandages de Doubrovski. Des renseignements furent réunis sur son repaire. Une compagnie de soldats fut envoyée pour le prendre mort ou vif. On saisit plusieurs hommes de sa bande, et on apprit par eux qu’il n’était déjà plus parmi eux. Plusieurs jours après, il réunit ses complices, leur annonça qu’il était décidé à les quitter pour toujours, et leur conseilla de changer leur genre de vie.
— Vous vous êtes enrichis sous mon commandement, chacun de vous a un passeport avec lequel il peut se faufiler dans quelque province éloignée où il pourra passer le reste de sa vie dans le travail honnête et dans l’abondance. Mais vous êtes tous des gredins et, probablement, vous ne voudrez pas quitter votre métier.
Après ce discours, il les quitta et prit seulement l’un d’eux avec lui. Personne ne sut ce qu’il était devenu. D’abord, on douta de la vérité des dépositions, l’attachement des brigands pour leur chef étant connu ; on pensa qu’ils s’étaient efforcés de le sauver, mais, dans la suite, elles furent justifiées. Les attaques nocturnes, les incendies et les pillages cessèrent ; les chemins devinrent sûrs. D’après d’autres renseignements, on apprit que Doubrovski s’était sauvé à l’étranger.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave; déposé sur le site de la Bibliothèque le 12 janvier 2012.
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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Diminutif de Vladimir.
[2] Diminutif de Marie.
[3] Voiture attelée de trois chevaux.
[4] Pouchekine n’a pas fait imprimer le jugement dont il est question ici.
[5] École militaire.
[6] Maison de bois.
[7] Diminutif de Gricha.
[8] Diminutif d'Alexandre.
[9] Vêtement d’homme à basques et pris à la taille.
[10] Verste = 1 kilomètre 67 mètres.
[11] Pâté de poisson.
[12] Célèbre romancière anglaise.
[13] Nom familier donné à l’ours.
[14] En raison des froids les fenêtres, pendant l’hiver, sont doubles et fermées complètement à l'aide d’un mastic.
[15] La troïka est ainsi appelée parce qu’elle s’attelle à trois chevaux.
[16] Prêtre russe orthodoxe.
[17] Diminutif de Dimitri.